symphonie5 Johann Sebastian Bach, Sinfonia 5 en mi bémol majeur BWV 791 (extrait), manuscrit autographe, 1723, Staatsbibliothek zu Berlin
Symphonie5_page2 Johann Sebastian Bach, Sinfonia 5 en mi bémol majeur BWV 791 (extrait), manuscrit autographe, 1723, Staatsbibliothek zu Berlin

3.11.2013, 16h | 10.11.2013, 16h

II. Récitals Johann Sebastian Bach

Inventions à deux et trois voix BWV 772-801

Patrick Montan-Missirlian, clavicorde (3.11.2013) | clavecin (10.11.2013)

Programme

  • Inventio I en do majeur BWV 772
  • Inventio II en do mineur BWV 773
  • Inventio III en ré majeur BWV 774
  • Inventio IV en ré mineur BWV 775
  • Inventio V en mi bémol majeur BWV 776
  • Inventio VI en mi majeur BWV 777
  • Inventio VII en mi mineur BWV 778
  • Inventio VIII en fa majeur BWV 779
  • Inventio IX en fa mineur BWV 780
  • Inventio X en sol majeur BWV 781
  • Inventio XI en sol mineur BWV 782
  • Inventio XII en la majeur BWV 783
  • Inventio XIII en la mineur BWV 784
  • Inventio XIV en si bémol majeur BWV 785
  • Inventio XV en si mineur BWV 786

*

  • Sinfonia I en do majeur BWV 787
  • Sinfonia II en do mineur BWV 788
  • Sinfonia III en ré majeur BWV 789
  • Sinfonia IV en ré mineur BWV 790
  • Sinfonia V en mi bémol majeur BWV 791
  • Sinfonia VI en mi majeur BWV 792
  • Sinfonia VII en mi mineur BWV 793
  • Sinfonia VIII en fa majeur BWV 794
  • Sinfonia IX en fa mineur BWV 795
  • Sinfonia X en sol majeur BWV 796
  • Sinfonia XI en sol mineur BWV 797
  • Sinfonia XII en la majeur BWV 798
  • Sinfonia XIII en la mineur BWV 799
  • Sinfonia XIV en si bémol majeur BWV 800
  • Sinfonia XV en si mineur BWV 801

Clavicorde Benedikt Claas (Northeim, 2005), d’après Christian Ernst Friederici (Gera, 1765)  | clavecin Dominique Laperle (Albens, 2000), d’après Carlo Grimaldi (Messine, 1697/1703)

 

Présentation

Deuxième volet, après le Suites françaises, de l’intégrale centrée sur l’œuvre pour instrument à clavier de Johann Sebastian Bach (1685-1750), les inventions à deux et trois voix sont présentées d’abord au clavicorde (concert du 3.11.2013), puis au clavecin (concert du 10.11.2013).

 

Les inventions forment un ensemble de trente pièces, dont les quinze premières (inventiones) sont écrites à deux voix et les quinze dernières (sinfonie) à trois voix obligées. Par commodité, on appelle improprement «inventions à trois voix» les sinfonie. L’une et l’autre série parcourent chacune les mêmes quinze tonalités majeures et mineures, parmi les plus usitées à l’époque, selon une progression ascendante: do majeur, do mineur, ré majeur, ré mineur, mi bémol majeur, mi majeur, mi mineur, fa majeur, fa mineur, sol majeur, sol mineur, la majeur, la mineur, si bémol majeur, si mineur.

 

La genèse des inventions à deux et trois voix remonte au plus tard à 1720. Le petit recueil de pièces pour le clavier compilé dès cette année-là par Johann Sebastian Bach à l’intention de son fils Wilhelm Friedemann (1710-1784), sous le titre de Clavier-Büchlein vor Wilhelm Friedemann Bach, contient en effet une première version de ces chefs-d’œuvre en miniature de l’art contrapuntique. Les pièces à deux voix y portent cependant le titre de «praeambulum» et celles à trois voix celui de «fantasia». Elles suivent également un ordre des tonalités différent de celui que nous connaissons dans la copie au net réalisée par le compositeur en 1723 et pour laquelle il a expressément rédigé la page de titre suivante: «Auffrichtige Anleitung, Wormit denen Liebhabern des Clavires, besonders aber denen Lehrbegierigen, eine deütliche Art gezeiget wird, nicht alleine (1) mit 2 Stimmen reine spielen zu lernen, sondern auch bey weiteren progressen (2) mit dreyen obligaten Partien richtig und wohl zu verfahren, anbey auch gute inventiones nicht alleine zu bekommen, sondern auch selbige wohl durchzuführen, am allermeisten aber eine cantable Art im Spielen zu erlangen, und darneben einen starcken Vorschmack von der Composition zu überkommen. Verfertiget von Joh: Seb: Bach. Hochfürstlich Anhalt-Cöthenischer Capellmeister. Anno Christi 1723.»

 

Dans l’autographe de 1723, si les termes de inventio et sinfonia remplacent ceux de praeambulum et fantasia, c’est que le projet revêt désormais une portée didactique, qui sort du contexte familial et sur lequel Bach compte pour soutenir sa candidature à la succession de Johann Kuhnau (1660-1722) au poste de cantor de Saint-Thomas à Leipzig, qui comporte, rappelons-le, une part très importante d’enseignement. Pour la même raison, il achève en 1722 la copie au net du Clavier bien tempéré, dont certains préludes figurent également dans le petit recueil de pièces pour le clavier à l’intention de Wilhelm Friedemann. Les inventions à deux et trois voix de même que le Clavier bien tempéré veulent témoigner que leur auteur est un musicus bene doctus, voire pereruditus, capable d’enseigner aux internes de l’école de Saint-Thomas, qui disposent tous d’un instrument à clavier dans leur pièce d’étude!

 

Dans les inventions à deux et trois voix, Bach montre comment élaborer une composition cohérente, à partir d’une seule idée musicale clairement définie et énoncée librement. C’est l’inventio proprement dite, l’un des cinq canons de la rhétorique aristotélicienne. Les inventions ont pour objet ce qui sert de point de départ à la composition, tandis que le Clavier bien tempéré, en élargissant le système tonal à l’ensemble des vingt-quatre tonalités majeures et mineures, fixe de nouvelles frontières à la composition. On pourrait considérer que les inventions contiennent en puissance les ferments de l’art musical du compositeur et que seul le clavier, exercé dans la perspective de l’acquisition du jeu chantant («eine cantable Art im Spielen zu erlangen»), rend véritablement possible leur actualisation. D’où le fait que bon nombre de copies des inventions qui nous sont parvenues ont été réalisées par des élèves de Bach. Et combien de générations de musiciens les ont étudiées depuis lors! Le jeu chantant en question n’est pas sans rappeler l’ultime recommandation de François Couperin dans L’Art de toucher le clavecin (Paris, 1716), dont Bach possédait un exemplaire: «conserver une liaison parfaite dans ce qu’on exécute», qualité intrinsèque du cantabile.

 

Enfin, dans l’autographe de 1723, un détail retient l’attention concernant la sinfonia en mi bémol majeur BWV 791 (ill. ci-contre). Il s’agit de la profusion des signes servant à indiquer l’ornementation des deux dessus, la basse n’assumant qu’une fonction de soutien harmonique et n’ayant par conséquent aucun ornement. On y retrouve tous les agréments dont Bach a dressé la liste au début du petit recueil de pièces pour le clavier de 1720 et dont les modèles sont empruntés aux clavecinistes et organistes français tels Jean Henry d’Anglebert (1629-1691), Guillaume Gabriel Nivers (1632-1714) et François Couperin (1668-1733): le tremblement (Trillo), le pincé (Mordant), le tremblement et pincé ou tremblement fermé ou ouvert (Trillo und Mordant), le doublé ou la cadence (Cadence), la double cadence (Doppelt-Cadence), le port de voix coulé ou accent (Accent), le port de voix simple ou double (Accent und Mordant), le tremblement appuyé (Accent und Trillo), sans compter l’arpègement et les agréments figurés en petites notes perdues dans la tablature, survivances lointaines de certaines manières propres à l’ancien air de cour et à l’instrument qui servait à l’accompagner, le luth.

 

L’abondance des indications d’ornementation de cette pièce rappelle le cas de la gigue de la suite IX en sol mineur FrWV 609 de Johann Jacob Froberger (1616-1667), figurant dans le manuscrit SA 4450 de la Sing-Akademie de Berlin. Dans celle-ci, également, les agréments indiqués correspondent aux manières propres à Froberger lui-même et font de fait autorité pour comprendre le goût dans lequel sa musique d’inspiration française doit être exécutée. Il en va de même pour la sinfonia en mi bémol majeur de Bach. Si la richesse de l’ornementation dans sa musique semble excessive à certains, c’est peut-être qu’ils reprennent à leur compte l’opinion de Johann Nicolaus Forkel (1749-1818), premier biographe de Bach, lorsqu’il écrit que le compositeur «connaissait les œuvres pour clavier de Couperin et les appréciait tout comme celles d’autres compositeurs français de cette époque, car elles permettent d’étudier un style gracieux et élégant (eine nette und zierliche Spielart). Mais il tenait aussi ce style pour trop maniéré (zu geziert) car il abuse d’ornements (Manieren) qui n’épargnent presque aucune note. Par ailleurs, il reproche aussi la futilité des idées de ces pièces» (Vie de Johann Sebastian Bach, Leipzig, 1802).

 

Nous laissons à Forkel son jugement, qui trahit le goût de son époque et qui a même de quoi étonner, puisqu’une copie des inventions par sa plume nous est parvenue. Quant à nous, nous préférons penser que les agréments de la sinfonia en mi bémol majeur ne sont pas qu’un simple exercice de style, mais qu’ils témoignent assurément du goût du compositeur, qu’on ne saurait dès lors ignorer et dans lequel il faut envisager notre conception de l’interprétation de sa musique. (PMM)