Toccata_BWV_1 Johann Sebastian Bach, Toccata en ré majeur BWV 912a (première version, extrait), Möllersche Handschrift, c.1704 (copiste Johann Christoph Bach?), Staatsbibliothek zu Berlin
Toccata_BWV_2 Johann Sebastian Bach, Toccata en ré majeur BWV 912a (première version, extrait), Möllersche Handschrift, c.1704 (copiste Johann Christoph Bach?), Staatsbibliothek zu Berlin
Toccata_BWV_3 Johann Sebastian Bach, Toccata en ré majeur BWV 912a (première version, extrait), Möllersche Handschrift, c.1704 (copiste Johann Christoph Bach?), Staatsbibliothek zu Berlin

24.11.2013, 15h30 | 8.12.2013, 16h | 15.12.2013, 16h

III. Récitals Johann Sebastian Bach

Toccate BWV 910-916

Patrick Montan-Missirlian, orgues (24.11.2013) | clavicorde à pédalier (8.12.2013) | clavecin (15.12.2013)

Programme

  • Toccata en mi mineur BWV 914
  • Toccata en ré mineur BWV 913
  • Toccata en fa dièse mineur BWV 910
  • Toccata en sol mineur BWV 915
  • Toccata en ré majeur BWV 912
  • Toccata en do mineur BWV 911
  • Toccata en sol majeur BWV 916

Clavicorde à pédalier Benedikt Claas (Northeim, 2005), d’après Christian Ernst Friederici (Gera, 1765) | clavecin Dominique Laperle (Albens, 2000), d’après Carlo Grimaldi (Messine, 1697/1703) | clavecin Dominique Laperle (Marcellaz-Albanais, 1994), d’après Nicolas Dumont (Paris, 1707), orgue Joseph Anton Moser (Fribourg, c. 1767) et orgue Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770)

 

Présentation

Troisième volet de l’intégrale centrée sur l’œuvre pour instrument à clavier de Johann Sebastian Bach (1685-1750), les sept toccate BWV 910-916 sont présentées d’abord aux orgues (concert du 24.11.2013, puis au clavicorde à pédalier (concert du 8.12.2013), enfin au clavecin (concert du 15.12.2013).

 

Dans son Musicalisches Lexicon publié à Leipzig en 1732, Johann Gottfried Walther (1684-1748), organiste, musicographe et parent de Johann Sebastian Bach, définit ainsi la toccata: «Toccata, pl. Toccate vom Verbo: toccare, anrühren; ist eine auf die Orgel, oder auch Clavicymbel gesetzte lange Piéce, in welcher entweder beyde Hände mit Veränderung abwechseln, so daβ bald die rechte, bald die lincke ihr Lauffwerck machet; oder das Pedal hat lang anhaltende Noten, worüber beyde Hände das ihrige verrichten.»

 

Les sept toccatas BWV 910-916 de Johann Sebastian Bach n’ont pas été conçues par le compositeur pour former un ensemble, au même titre par exemple que les six partitas pour clavecin seul BWV 825-830. Les circonstances de leur composition et de leur exécution sont encore auréolées de mystère. La postérité les retient comme des œuvres de jeunesse et les réduit souvent à de simples morceaux de bravoure, sans grande valeur en regard des œuvres de la maturité. Mais c’est ignorer au-delà de l’évidente exubérance jubilatoire de ces pages, des éléments de base du langage musical du jeune compositeur qui lui sont directement inspirés par les œuvres de ses illustres devanciers, Johann Jacob Froberger (1616-1667) et Dietrich Buxtehude (c.1637-1707), pour ne citer que les principaux. Aussi, l’épisode libre portant la mention con discrezione et précédant la fugue finale en forme de gigue de la toccata en ré majeur BWV 912, revendique-t-il une filiation cum litera avec les meilleures pages de Froberger, qui sont en même temps ses plus sombres, c’est-à-dire ses tombeaux, plaintes, méditations, lamentations et diverses allemandes «qui se jouent à la discrétion, sans observer aucune mesure». Mais l’ombre de ce Fleiβiger Fantast, ainsi qualifié par le théoricien hambourgeois Johann Mattheson, dans un ouvrage intitulé Der vollkommene Capellmeister (Hambourg, 1739), plane encore ailleurs dans les pages de Bach. Dans la toccata en mi mineur BWV 914 notamment, l’adagio introduisant la fugue finale rappelle les premières mesures d’une toccata de Froberger, justement citée par Mattheson: arpègements figurés, traits ascendants, parfois descendants, ruptures de la syntaxe musicale, dissolution du discours, motifs rythmiques obsessionnels, caprices de l’harmonie, chromatismes etc. sont autant d’éléments de ce stylus phantasticus, théorisé du vivant de Froberger par le jésuite Athanasius Kircher dans sa Musurgia universalis (Rome, 1650) et dont les toccatas de Bach sont encore largement dépositaires.

 

À l’opposé, c’est dans les larges sections fuguées, d’ailleurs le plus souvent à deux sujets, que se manifeste le mieux l’héritage de Buxtehude. Les sujets sont solidement charpentés et emprunts de gravité, à la manière de nombreux sujets de fugues du maître de l’Allemagne du Nord. Aussi, le motif en escalier (Treppenmotiv), dont l’exécution convient si bien au pédalier, a-t-il inspiré le sujet de la fugue finale de la toccata en mi mineur BWV 914, de même que le contre-sujet de la première fugue de la toccata en fa dièse mineur BWV 910, notée Presto e staccato. Quant au caractère dansant, mais néanmoins stationnaire, de certains sujets de fugues finales en forme de gigues, notamment dans les toccatas en sol mineur BWV 915 et en ré majeur BWV 912, il est dû à l’usage des notes répétées, dont l’origine dans la musique d’orgue en Allemagne du Nord est l’imitatio violistica. Ces fugues contrasteraient radicalement avec les épisodes à la discrétion, si elles n’étaient elles-mêmes soumises à un traitement chromatique propre au stylus phantasticus. Dans le cas de la fugue finale de la toccata en fa dièse mineur BWV 910, l’affect dépeint est on ne peut plus clair: son sujet est un tétracorde descendant, autrement dit le motif du lamento baroque par excellence, ici assombri par le chromatisme. Cette toccata est emblématique à plus d’un titre. Écrite dans le ton inusité jusqu’à Buxtehude de fa dièse mineur (toccata BuxWV 146), elle défie le clavier de la plupart des orgues de son époque, dont l’accord ne permettait qu’un nombre restreint de tonalités parfaitement jouables. Son emploi par Bach relève d’un même souci d’étendre le nombre de tonalités utilisables au-delà des tons jusque-là les plus usités et sa proposition sera le Clavier bien tempéré. Une copie de la toccata en fa dièse mineur BWV 910 et de la toccata en do mineur BWV 911 figurent en bonne place dans le livre d’orgue du frère aîné, Andreas Bach, au côté d’œuvres de divers compositeurs, dont Buxtehude. Elles portent l’indication manualiter, ce qui suggère l’usage d’un orgue, mais sans pédalier. La toccata en fa dièse mineur BWV 910 aurait-elle été composée in mortem de Buxtehude, c’est-à-dire vers 1707? Serait-elle son tombeau?

 

Certains motifs, plus précisément, retiennent l’attention, car ils parcourent en filigrane l’ensemble des toccatas. Il s’agit d’une part du motif de quarte descendante surgissant de toute part dans les figurations de l’introduction (exordium) de la toccata en fa dièse mineur BWV 910, figurations qui correspondent à ce que Walther, organiste, compositeur et cousin de Bach, entend par le curieux terme de «Lauffwerck». Évidemment, on retrouve ce motif de quarte descendante dans les passages con discrezione des toccatas en ré majeur BWV 912 et mi mineur BWV 914, où il décrit l’abattement, un des traits caractéristiques du tempérament mélancolique. L’autre figure de rhétorique musicale, employée ici de manière quasi obsessionnelle, n’est autre que le dactyle. Il s’agit à l’origine d’un élément métrique de la poésie gréco-latine, appliqué par extension à la musique pour désigner une formule rythmique composée d’une note en valeur longue, qui porte l’accent, suivie de deux notes en valeur brève, qui sont atones, par exemple une croche suivie de deux doubles. On la retrouve dans presque toutes les toccatas et elle entre même dans la composition de certains sujets de fugues, notamment dans les deux fugues de la toccata en ré mineur BWV 913 et dans la première partie fuguée de la toccata en sol mineur BWV 915. Dans la toccata en do mineur BWV 911, Bach recourt au dactyle présent dès la première fugue comme prétexte à une Fortspinnung (développement) délirante, où les valeurs rythmiques du dactyle sont diminuées de moitié, dans une seconde fugue basée sur le même sujet, éclairant ce dernier sous un jour résolument sombre. Dans un cas comme dans l’autre, ces motifs sont presque systématiquement soulignés dans la partition par des liaisons – rares indications d’exécution laissées par Bach ou, plus exactement ici, par ses copistes –, signe que le toucher (toccata) doit changer dans ces endroits et que le jeu doit être à la fois plus soutenu et chantant (cantabile), oscillant sans répit, comme le tempérament mélancolique instable, entre manie et abattement.

 

Outre les épisodes à la discrétion et les sections fuguées, les toccatas de Bach sont caractérisées par des mouvements lents somptueux, souvent marqués Adagio, où s’épanche librement la veine pour ainsi dire lyrique du jeune compositeur: ils sont tantôt imprégnés du récitatif – profane ou sacré, qu’importe, il n’y a pas ici de texte – comme dans les toccatas en ré majeur BWV 912, en mi mineur BWV 914 et en sol mineur BWV 915, tantôt de l’arioso, dans un style moins sec, avec des imitations, comme dans les toccatas en fa dièse mineur BWV 910 et en do mineur BWV 911, suggérant pour l’épineuse question de la chronologie une date postérieure à 1705, année de la rencontre avec le maître de Lubeck à l’occasion sans doute des réputées Abendmusiken en l’église Sainte-Marie de la ville hanséatique. Mais il reste un dernier type de mouvement lent caractéristique de ces toccatas. Il est basé sur un motif de figuration harmonique répété quasi ad infinitum, d’une tonalité à l’autre, sans autre but que l’exploration mystique des méandres les plus reculés du labyrinthe harmonique – une pièce d’orgue de Bach porte ce titre (BWV 591) – dans cette sorte de ravissement ou d’extase, que les latins nomment l’excessus mentis et à la faveur duquel le génie impatient et mélancolique parvient à piéger la grâce.

 

On n’a rien dit jusqu’ici de la toccata en sol majeur BWV 916. Par sa forme clairement tripartite, avec son adagio central, encadré par deux mouvements rapides, dont le dernier, noté Allegro e presto est une fugue à trois voix, elle s’apparente à la forme concerto, dont elle a toutes les caractéristiques: opposition des plans sonores des tutti et du soliste, ritournelles avec grands unissons d’orchestre, figurations violonistiques propres au style italien etc. Manifestement cette toccata tourne son regard vers l’avenir de la musique de clavier de son temps, qui s’épanouira dans le genre concertant et dans son corollaire formel, la sonate. Mais doit-on l’exclure pour autant de l’ensemble des toccatas? A-t-on déjà imaginé retirer du premier volume du Clavier bien tempéré le dernier prélude et fugue en si mineur, sous prétexte que le prélude, bipartite avec reprises, est le seul de forme sonate – en l’occurrence en trio – de tout le recueil?

 

Cessons donc de voir dans ces pages les fruits encore verts d’un jeune compositeur, qui maîtrise mieux son clavier que son sens de l’harmonie. Admettons que ces toccatas sont encore tout entières baignées de lumière néo-platonicienne et que, dans le contexte historique où elles ont vu le jour, cela n’entre pas tant en contradiction avec la foi luthérienne, comme l’historiographie musicale pourrait le faire accroire. (PMM)