SALLE_blit Luc Andrié, «SALLE, blit», 2013-2014, acrylique sur toile, 50 x 39 cm | © Geoffrey Cottenceau
dAM_LucAndrie_2 Luc Andrié, «SALLE», 2013-2014, acrylique sur toile (série de huit) | © David Amaral
dAM_LucAndrie_DavidAmaral001 Luc Andrié, «SALLE», 2013-2014, acrylique sur toile (série de huit) | © David Amaral
dAM_LucAndrie_4 Luc Andrié, «SALLE», 2013-2014, acrylique sur toile | © David Amaral
dAM_LucAndrie_5 Luc Andrié, «SALLE», 2013-2014, acrylique sur toile | © David Amaral
dAM_LucAndrie_6 Luc Andrié, «SALLE», 2013-2014, acrylique sur toile | © David Amaral
dAM_LucAndrie_8 Nathalie Perrin, «Sans titre», 2014, dessin à la mine de plomb sur papier | © David Amaral

22.3. - 18.5.2014

Luc Andrié – Salle

Avec la participation de Nathalie Perrin, Gilles Furtwängler et Florence Jung

Salle

Ferme les yeux.

Partout,
j’ai vu des trucs.

La lé la la, c’est du zulu.

J’ai fait le tour du monde.

Je me nourris de tout.

La lé la la, c’est Ecoute-moi.

La la la, Dors près de moi.

Bien du plaisir.
Jouis.

 

Gilles Furtwängler, janvier 2014

 

 

Chez Luc Andrié, peintre, la couleur est innommable. Elle a quelque chose de suspect, d’empoisonné, d’envahissant, d’asphyxiant, de cyanosé, quelle qu’en soit l’improbable teinte. Elle est fourbe, retorse, perverse pour autant qu’une couleur puisse être dotée d’intention. A la fois, elle dissout et révèle, engloutit et expulse, accompagne et trahit la figure. Elle engage le regard dans un mouvement contradictoire d’inspiration et d’expiration pour mieux l’hypnotiser, le méduser. Dans ce bain de couleur, l’artiste se prend lui-même non pas pour modèle – il n’a que faire de l’autoportrait comme genre traditionnel – mais pour motif humain qu’il gonfle jusqu’au stade de la figure, dénudée et contrainte dans une grimace, une expression forcée qui la fige, la paralyse, la défigure.

 

Pour se peindre, Luc Andrié retient son souffle. Il révèle du coup l’absurdité et la stupidité de l’humain dans sa prétention à s’emparer de lui-même par l’image et, à travers elle, à s’emparer du monde. Viennent à l’esprit ces trognes, ces tronches forcées dans leurs grimaces de Franz Xaver Messerschmidt, cet artiste bavaro-autrichien anticipant dans ses Têtes de caractère les crispations et les délires qui vont défigurer et transformer le monde à la fin du 18e siècle et dont l’œuvre d’un Goya constitue le témoignage implacable. Crispations qui sont elles-mêmes comme des répliques de celles qui déformaient les traits des visages des personnages de Pieter Brueghel l’Ancien dans leurs beuveries et veuleries rustaudes aux temps troublés de la Réforme.

 

Aujourd’hui, à Romainmôtier, dans leur accrochage régulier et très particulier sur un seul côté de l’espace d’exposition, les têtes de Luc Andrié impliquent le spectateur dans le dispositif plastique comme leur véritable pendant, l’obligeant à se mesurer à elles. Elles l’instaurent sur fond vide de paroi opposée comme leur vis-à-vis nécessaire dans ce qui n’est désormais plus un simple accrochage, mais une installation participative, intitulée opportunément Salle. Dans cette Salle viennent se comparer les humains d’aujourd’hui à leurs alter ego grimaçants et méprisables, appelés «blits», soit en anglais argotique quelque chose comme «machins», «débris», mais également un terme de l’infographie désignant une opération de manipulation d’image. Image de soi, image du monde. Et c’est dans ce micromonde que constitue Romainmôtier – ô la célèbre abbatiale, spirituelle ou touristique selon programme –, dans cette réserve singulière d’humains, à la fois ultraurbains et archiruraux, postcontemporains et protoprimitifs, que s’opère cet affront.

 

Dans sa Salle, Luc Andrié a invité Nathalie Perrin à présenter un seul dessin, comme un contrepoint cartographique imaginaire, un paysage mental offert à ses tronches, révélant une aventure humaine très personnelle, faite à la fois de dérives géographiques et littéraires. Voici comment elle évoque elle-même ce dessin:

 

«Ont été ramenées là toutes ces petites choses qu’on écrit au bords des fleuves d’eau noire, aux comptoirs de bars douteux, aux escales, dans des trains, des bordels, des rues inondées et des cinémas d’Afrique.

«C’est la référence distillée et piégeuse. C’est l’histoire de comment il a fallu d’abord emballer de références un travail plastique pour lui donner un sens qu’il n’avait que par son emballage.

«C’est comment le travail plastique a ensuite été craint. C’est comment la recherche de plus en plus difficile de références est devenue un autre travail, pas plastique mais d’écriture. C’est comment l’écriture a là, été crainte aussi, parce qu’elle même s’emballait de la même manière que la plastique, d’un camouflage référentiel. C’est comment à ce moment, où et la plastique et l’écriture sont devenues intouchables et intouchées, il a fallu trouver une manière de s’affranchir de tout ça, de cet apparat culturel et hautain, celui qui fait se croire au faîte de l’âge le plus sage.

«Voilà ce que je crois, en toute bonne foi, que c’est le mouvement, ou la route, ou les chemins mille fois repris et les livres autant de fois relus, toutes les écluses et les moussons passées, tous les volcans, toutes les frontières et les douanes tard dans la nuit, qui rendent les références moins lourdes, qui les font s’alléger, puis disparaître.» 

 

Par ailleurs, Luc Andrié a invité Florence Jung à réaliser, le jour du vernissage, une performance furtive, c’est-à-dire gardée secrète jusqu’au moment de l’action même. Juste avant l’ouverture de l’espace au public et à l’insu de tous, même du peintre, la jeune artiste a accroché sur la même paroi présentant les toiles de ce dernier, un autoportrait intitulé «jung&andrié» qu’elle a réalisé selon un procédé imitant la manière du maître. Ce pastiche, comme un clandestin, a pris une place à côté de la série des toiles «authentiques». Sans s’étendre sur les interrogations multiples que suscite un tel acte, il est évident qu’il remet immédiatement en question le rite de l’accrochage et la notion même de l’autorité. (AdA)

 

Radio RTS Espace 2 (Florence Grivel), Luc Andrié à propos de son exposition «Salle», 8.4.2014