30.3.2014, 17h
Fantaisies BWV 903, 904, 906, 917-919, 922, 944, sonate BWV 963 et capriccio BWV 993
Patrick Montan-Missirlian, clavicorde à pédalier
Programme
Clavicorde à pédalier Benedikt Claas (Northeim, 2005), d’après Christian Ernst Friederici (Gera, 1765)
Présentation
Sixième volet de l’intégrale Johann Sebastian Bach (1685-1750) pour clavier, la sonate BWV 963, le Capriccio in honorem Johann Christoph Bachii Ohrdruf BWV 993 et les fantaisies BWV 903-904, 906, 917-19, 922, 944 sont proposés au clavicorde à pédalier.
Certaines œuvres pour clavier supposent le recours à un pédalier pour les notes de la basse, difficiles voire impossibles à atteindre avec le seul clavier manuel. C’est le cas notamment du capriccio BWV 993 et de la sonate BWV 963, qui s’inscrivent dans le prolongement du cinquième volet précédemment donné au clavecin. Pour les fantaisies, l’usage ad libitum du pédalier de clavicorde, donne plus de profondeur (Gravität) à la basse, du fait du rang de cordes filées sonnant à l’octave inférieure du clavier manuel, à l’instar des registres de 16’ de l’orgue.
La sonate en ré majeur BWV 963 est en trois mouvements liés entre eux par des épisodes libres en pur stylus fantasticus. Ce style de composition est propre à la musique instrumentale. Il a été défini par le jésuite Athanasius Kircher (1601-1680), dans la Musurgia universalis (Rome, 1650), comme la plus libre et la plus déliée des méthodes de composition (liberrima, & solutissima componendi methodus), en ce qu’il n’est pas soumis au texte, contrairement à la musique vocale. Selon Kircher, le stylus fantasticus a été instauré pour montrer son habileté ainsi que pour enseigner les secrets de l’harmonie et la disposition savante des cadences et du contrepoint (ad ostentandum ingenium, & abditam harmoniae rationem, ingeniosumque harmonicarum clausularum, fugarumque contextum docendum institutus). Les formes privilégiées pour ce style sont, outre la fantaisie, dont il tire son nom, le ricercare, la toccata, la sonate, ainsi que le capriccio. Plus tard, la définition de Kircher sera reprise et amplifiée, pour ne pas dire adaptée à la curiosité du 18ème siècle à l’égard d’un style si représentatif du baroque, par le théoricien et compositeur allemand Johann Mattheson (1681-1764), dans Der vollkommene Capellmeister (Hambourg, 1739). Outre les épisodes libres en question dans la sonate BWV 963, l’ensemble des œuvres de ce programme émanent du stylus fantasticus; nous verrons comment. Mais revenons à la sonate.
Le mouvement initial, probablement issu d’une aria dont l’origine nous échappe, semble durchkomponiert à partir de l’incipit. Ce dernier est constitué du motif dactylique de l’anacrouse (la, fa dièse, mi) et de son complément spondaïque à la mesure suivante (mi-la). D’un point de vue mélodique, on peut considérer le fa dièse comme l’appoggiature, en l’occurrence consonante, du mi, et d’un point de vue harmonique, le mi, comme une anticipation du mi de la mesure suivante.
Ainsi ancré dans la verticalité et l’horizontalité, ce motif fixe le ton de la sonate, empreint à la fois de gravité et de splendeur (gravitätisch und prächtig), suivant l’une des plus anciennes définitions du genre dans le monde germanique, celle du théoricien et compositeur allemand Michael Praetorius (1571-1621), dans le Syntagma Musicum (Wolfenbüttel, 1619), au chapitre des termes musicaux.
Le motif en question donne lieu à de nombreux développements tout au long du mouvement, qui témoignent subtilement de la science musicale du compositeur. Aux mesures 98-99, par exemple, la sixte ascendante attendue est remplacée par une seconde ascendante (la, si, la, au lieu de la, fa dièse, mi), créant un effet de surprise. Ce procédé est celui de l’inganno, c’est-à-dire que la note donnée est remplacée par une note issue d’un autre hexacorde, mais désignée par la même syllabe dans la solmisation ancienne. Girolamo Frescobaldi (1583-1643), dans son Primo libro delle fantasie a quattro (Milan, 1608), a une prédilection marquée pour cet artifice contrapuntique (cf. notamment la Fantasia Terza sopra un soggietto solo).
Le mouvement central de la sonate BWV 963 est une fugue en si mineur. Le sujet s’ouvre sur la quinte ascendante si-fa dièse, ce qui le rapproche du motif de l’anacrouse initiale du premier mouvement, l’appoggiature mise à part. Le sujet de cette fugue est encore caractérisé par l’usage de notes répétées, à la manière d’une teneur psalmodique, à moins qu’il ne s’agisse d’une imitatio violistica à la manière des compositeurs pour orgue d’Allemagne du Nord, tels Samuel Scheidt (1587-1654) et Johann Adam Reinken (1643-1722). Enfin, c’est dans le contre-sujet de la fugue, que le genre chromatique s’insinue dans l’œuvre (ré-ré dièse à la mesure 3 et suivantes) et, comme on le verra, dans le programme en général.
Le mouvement final est basé quant à lui sur un thème imitant le caquètement de la poule et le chant du coucou (thema all’Imatatio Gallina Cucca)! L’effet comique est traduit ici par les notes répétées sur le même modèle métrique que l’incipit du mouvement initial (un dactyle suivi d’un spondée). Ce thema n’est pas sans rappeler La Poule de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), extraite des Nouvelles suites de pièces de clavecin (Paris, c. 1728), à ceci près que la version française est une description naturaliste du volatile et l’allemande une stylisation dans le goût burlesque. De fait, la carrure du thème de Bach est volontairement bancale, bien que la pièce soit une forme de gigue à l’italienne, comme il se doit pour une sonata.
Raffinements contrapuntiques, légères touches de chromatisme, veine comique, tout tient ensemble grâce au stylus fantasticus. La sonate en ré majeur BWV 963 n’est ni une œuvrette sans intérêt ni une musica reservata pour seuls initiés.
Le Capriccio in honorem Johann Christoph Bachii Ohrdruf en mi majeur BWV 993 a sans doute été composé vers 1702, à la fin du séjour à Lunebourg. Ce sont les premiers fruits d’un travail de compositeur désormais affranchi de l’autorité de ses maîtres, son ouvrage de maîtrise en quelque sorte. Aussi le capriccio est-il dédié au frère aîné de Johann Sebastian, Johann Christoph Bach (1671-1721). Ce dernier avait non seulement recueilli l’enfant prodige, devenu orphelin en 1695, mais avait également été son premier professeur d’orgue et de clavecin. La toccata en ré mineur BWV 913 a également été écrite selon certaines sources in honorem delectissimi fratris Joh. Christ. Bach Ohrdruffensis. Comme dans la toccata en ré mineur, Bach repousse dans ce capriccio les limites du système tonal en vigueur et fait usage du double dièse (diesis chromatica) pour fa et do, préfigurant non seulement l’invention BWV 777, en mi majeur également, mais plus généralement le clavier bien tempéré. Dans le ténor aux mesures 51-54 du capriccio, comment ne pas songer en effet au contre-sujet de la fugue en si bémol majeur BWV 866 ?
Dans le Syntagma Musicum, au chapitre des termes musicaux, Preatorius donne du capriccio et de la fantaisie la définition commune suivante dans un savoureux mélange des langues: «Capriccio seu Phantasia subitanea: Wenn einer nach seinem eignem plesier und Gefallen eine Fugam zu tractieren vor sich nimpt / darinnen aber nicht lang immoriret, sondern bald in eine andere fugam, wie es ihme in Sinn kömpt / einfället: Denn weil ebener massen / wie in den rechten Fugen kein Text darunter gelegt werden darff / so ist man auch nicht an die Wörter gebunden / man mache viel oder wenig / man digredire, adire, detrahire, kehre und wende es wie man wolle.»
Cette définition est très bien résumée par le père Marin Mersenne (1588-1648), au Livre Second des chants de l’Harmonie Universelle (Paris, 1636), à la page 164: «Et lors que le Musicien prend la liberté d’y employer tout ce qui lui vient dans l’esprit sans y exprimer la passion d’aucune parole, cette composition est appelée Fantaisie, ou Recherche.»
La petite fantaisie en do mineur BWV 919 semble avoir été ainsi conçue. Elle a les dimensions d’une invention (inventio), même si elle n’en a pas la concision. La profusion d’idées musicales l’a peut-être un jour définitivement écartée du projet d’Aufrichtige Anleitung, au profit de l’invention en do mineur BWV 773 que nous connaissons. Néanmoins, elle témoigne du rôle clé joué par la fantaisie dans le processus créateur. Les inventions, rappelons-le, portaient à l’origine le titre de fantasie dans le petit recueil de pièces pour le clavier à l’intention de Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784).
La Fantasie über ein Rondo en do mineur BWV 918 est également un bicinium, où la fantaisie permet cette fois à Bach d’aiguiser son écriture canonique, dans la perspective peut-être déjà d’œuvres telles les variations canoniques sur le choral «Vom Himmel hoch» BWV 769, les variations Goldberg BWV 988, y compris les 14 canons y relatifs BWV 1087, et bien sûr l’Offrande musicale BWV 1079 et l’Art de la fugue BWV 1080. La Fantasie über ein Rondo BWV 918 est une œuvre peu connue, où perce pourtant la maturité. Témoin discret, mais précieux à la fois, du processus créateur du compositeur à son clavier dans le domaine de l’art canonique, elle nous prouve une fois encore combien nos connaissances de l’art canonique de Bach restent lacunaires.
Deux copies au net de la main du compositeur nous sont parvenues de la fantaisie en do mineur BWV 906 (cf. illustration). L’une d’elles est conservée en mains privées aux Etats-Unis et l’autre à la Sächsische Landesbibliothek – Staats- und Universitätsbibliothek de Dresde (D-Dl Mus.2405-T-52). La copie de Dresde est peut-être liée au séjour de Bach en 1738 dans cette ville, en qualité de königlich polnischer und kurfürstlicher sächsischer Compositeur bey dero Hoff-Capelle ou à la présence de son fils Wilhelm Friedemann, titulaire depuis 1733 de l’orgue Silbermann de l’église Ste-Sophie.
Seul l’autographe de Dresde comporte une fugue après la fantaisie. La fugue est cependant inachevée. Qui plus est, dès la mesure 25, le caractère même de copie au net se perd et l’écriture devient empressée, avec de nombreuses corrections. Johann Nicolaus Forkel (1749-1818), premier biographe de Bach et auteur lui-même de plusieurs copies de la fantaisie, a souligné, en 1802 déjà, le caractère douteux de l’attribution de la fugue à Johann Sebastian. S’agirait-il alors d’une composition à deux plumes, celle de Johann Sebastian d’abord et celle de Wilhelm Friedemann Bach ensuite?
Avec ses croisements de mains, ses formules cadentielles répétées et sa forme bipartite avec reprises, la fantaisie en do mineur BWV 906 évoque clairement les sonates de Domenico Scarlatti (1685-1757). De nombreuses copies ont été faites de la fantaisie tout au long du 18ème siècle, le plus souvent d’ailleurs sans la fugue. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de présenter la fantaisie seule, bien que la fugue révèle d’intéressantes hardiesses chromatiques.
Enfin, la plupart des fantaisies recourent quasi systématiquement au genre chromatique. C’est le cas non seulement de l’un des deux subjectis de la petite fantaisie en sol mineur BWV 917 (cf. illustration), mais surtout de la magistrale fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903, pendant pour le 18ème siècle de la fantaisie éponyme de Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621). L’œuvre de Bach bouscule toutes les conventions tonales jusque-là admises pour une pièce de musique dans une tonalité déterminée, qui plus est dans le séculier ton de ré mineur.
La fantaisie et fugue en la mineur BWV 904 use du genre chromatique dans la fantaisie et dans la double fugue qui suit. Le deuxième sujet de la fugue est un tétracorde descendant entièrement chromatique. C’est la figure du lamento par excellence. Les entrées de ce sujet sont de surcroît rapprochées, on les dit «en strette». Comment mieux figurer le pathos qui s’empare ainsi de l’œuvre?
La fantaisie et fugue en la mineur BWV 944 n’est parcourue de chromatisme que dans les dix modestes mesures de la fantaisie, qui conduisent à une demi-cadence par une succession d’accords qu’il faut réaliser de manière arpégée (arpeggio). La fugue est en contraste total, non seulement par ses dimensions, près de deux cents mesures au total, mais également parce qu’elle est construite sur un sujet tout à fait diatonique, que des épisodes modulant par chromatisme viennent cependant perturber. L’affect est dilué et le poison agit à terme.
La fantaisie en la mineur BWV 922 est une pure pièce d’harmonie, sans fugue. En revanche, le chromatisme y est extrême. Il n’est que descendant et nous conduit toujours plus profondément dans les zones les plus insondables de la pensée, en procédant exactement comme la mélancolie – le mot est lâché! La fantaisie BWV 922 annonce les fantaisies libres (freie Fantasien) de Wilhelm Friedemann et de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788). Fantasieren signifie, rappelons-le, improviser.
Le programme rend compte du processus créateur du compositeur à son clavier et du rôle clé joué par la fantaisie, comme puissance de l’esprit et genre musical. Comme Johann Mattheson à l’égard des œuvres d’un autre fameux fleissiger Fantast, Johann Jacob Froberger (1616-1667), nous sommes redevables aux fantaisies de Johann Sebastian Bach de nous avoir légué les fruits d’un art qu’on ne peut désormais plus voir qu’avec les yeux (ou presque): «Ausser Froberger, der zu seinen Zeiten sehr berühmt gewesen und absonderlich in dieser Schreib-Art viel gethan hat, finden sich noch ein Paar fleissige Fantasten, im guten Verstande genommen, die ihre Styl-Früchte, vor mehr als hundert Jahren, nicht nur schlechthin gedruckt, sondern in dem saubersten Kupfer-Stich hinterlassen haben, den man nur mit Augen sehen kann. Sie verdienen wahrlich beide, dass man ihre Nahmen nicht in Vergessenheit begraben seyn lasse (Johann Mattheson, Der vollkommene Capellmeister, Hambourg, 1739)». (PMM)