21.3.2015, 19h30
L’Art de la fugue BWV 1080
Patrick Montan-Missirlian, orgues historiques Joseph Anton Moser (Fribourg, c. 1767) et Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770)
Programme
Orgues historiques Joseph Anton Moser (Fribourg, c. 1767) et Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770) (*)
Présentation
Quatorzième volet de l’intégrale Johann Sebastian Bach (1685-1750) pour clavier, l’Art de la fugue BWV 1080 est présenté sur deux orgues historiques du 18ème siècle, à l’occasion d’un concert unique, le samedi 21 mars 2015, 330ème anniversaire du compositeur, né le 21 mars 1685. L’orgue Joseph Anton Moser (Fribourg, c. 1767) s’inscrit dans les traditions de facture allemande du sud et française, plus précisément alsacienne. L’orgue Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770) est l’un des rares instruments de l’école rhénane du 18ème siècle encore conservés. La disposition sonore du premier est caractéristique de l’esthétique baroque tardive, celle du second, de l’Empfindsamkeit.
La genèse de l’Art de la fugue est sans doute contemporaine, dans le domaine du clavier, à la publication, en 1741, de la quatrième partie de la Clavier-Übung, soit les variations Goldberg BWV 988, époque également de la copie au net du second volume du Clavier bien tempéré. La source la plus ancienne de l’Art de la fugue est en effet une copie au net de la main du compositeur (eigenhändige Partitur) et datant de 1742.
Mais bien que Bach y ait travaillé tout le restant de sa vie, l’œuvre demeurera inachevée. En effet, alors que les travaux de gravure en vue de la publication de l’œuvre étaient déjà avancés et qu’ils avaient été en grande partie supervisés par le compositeur lui-même, Bach semblait encore occupé à la composition du contrepoint 14 lorsque la mort l’emporta le 28 juillet 1750. C’est du moins ce qu’affirme Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) dans un commentaire rédigé bien plus tard sur le manuscrit en question: «NB Ueber dieser Fuge, wo der Nahme BACH im Contrasubjekt angebracht worden, ist der Verfasser gestorben».
L’œuvre fut néanmoins éditée par les héritiers en 1751, sous une forme sans doute proche des intentions du compositeur à la fin de sa vie, mais non dénuée de certains défauts, dont l’insertion inutile et erronée d’un contrepoint, qui n’est autre que la version de 1742 du contrepoint 10. Quant au contrepoint inachevé, il est suivi du choral «Wenn wir in höchsten Nöthen», dicté par le compositeur de mémoire à son gendre et ancien élève, Johann Christoph Altnickol (1719-1759) – à qui l’on doit, soit dit en passant, le titre die Kunst der Fuge –, mais sans véritable rapport avec l’œuvre. Enfin, le canon en augmentation et par mouvement contraire est placé par erreur avant les trois autres canons, au lieu d’être placé après eux.
Outre le contrepoint 14 inachevé, l’édition de 1751 comprend donc des pièces qui ne figuraient pas dans la copie au net de 1742. Il s’agit du contrepoint 4, du canon à la dixième en contrepoint à la tierce et enfin du canon à la douzième en contrepoint à la quinte, probablement composés après 1742. L’ordre des pièces est également quelque peu différent entre la copie de 1742 et la gravure de 1751. Quant aux révisions de l’œuvre entreprises dans cet intervalle par Bach même, elles vont du simple ajout de quelques mesures finales comportant ou non une ultime entrée du sujet (contrepoints 1, 2 et 3) à des remaniements en profondeur de toute la composition (contrepoint 10 à la dixième).
Dans sa structure, l’Art de la fugue peut être résumé de la manière suivante: les quatre premiers contrepoints sont des fugues simples, avec un sujet unique. Les contrepoints 1 et 2 ont le sujet à l’endroit et les contrepoints 3 et 4 ont le sujet à l’envers. Les contrepoints 5 à 7 sont des fugues contraires, combinant le sujet à l’endroit et à l’envers. Les contrepoints 8 à 11 combinent le sujet principal à des sujets secondaires. Les contrepoints 12 et 13 sont des fugues en miroir. Chacune d’elles est en deux versions, où la composition tout entière est à l’endroit, puis à l’envers. Outre le contrepoint 14 inachevé, qui devait être une fugue à plusieurs sujets secondaires, où le nom même du compositeur apparaît comme contre-sujet (B-A-C-H étant les lettres en allemand correspondant à si bémol-la-do-si naturel), l’Art de la fugue comporte enfin quatre canons au total et un arrangement pour deux instruments à clavier du contrepoint 13, à l’endroit puis à l’envers.
L’orgue Moser sera utilisé pour tous les contrepoints et canons présents dans la copie au net de 1742 et l’orgue Teschemacher pour les contrepoints et canons ne figurant que dans l’édition de 1751. Toutefois, pour le canon en augmentation et par mouvement contraire, qui atteint le d’’’, le choix de l’orgue Teschemacher s’impose pour des raisons d’étendue du clavier. Le clavier de l’orgue Moser en effet ne monte pas plus haut que c’’’. De même, les contrepoints 6 et 13 seront joués à l’orgue Teschemacher, principalement pour des questions d’étendue du clavier. Par leur disposition sonore propre, qui reflète de manière authentique la transition du baroque à l’Empfindsamkeit, les deux orgues replaceront ainsi l’Art de la fugue dans une perspective historique, tout en soulignant la dimension work in progress, avec laquelle l’œuvre nous a été léguée.
L’Art de la fugue est une démonstration de tous les développements ou variations contrapuntiques possibles à partir d’un sujet unique et à l’intérieur d’une même tonalité, en l’occurrence ré mineur. Il va sans dire que le choix du sujet (inventio) – ainsi que des sujets secondaires – est tout à fait déterminant dans la perspective des développements (elaboratio) en question. Le sujet (Hauptsatz) de l’Art de la fugue est ainsi solidement ancré dans la tonalité de ré mineur. Au cœur du sujet, la sensible do dièse est cependant le seul élément d’instabilité. Appelée à une résolution (resolutio), cette note condense à elle seule tout le potentiel dramatique du sujet et c’est elle en effet qui oriente les forces architectoniques de chaque fugue. Aussi n’est-ce pas un hasard si c’est précisément sur l’intervalle qui mène à la sensible qu’a lieu, dans le contrepoint 4 – composé après 1742 –, dès la mesure 61, la mutation (Versetzung) permettant seule au sujet et à la réponse de participer également de la modulation.
Malgré un apparent hermétisme dû à la formulation, en latin et en italien, des artifices contrapuntiques, l’Art de la fugue est avant tout une œuvre pratique, destinée à être jouée et entendue. En effet, si le canon à la quarte inférieure (in Hypodiatessaron) en augmentation et par mouvement contraire est certes un véritable tour de force – il s’agit d’un canon à deux voix, où la deuxième voix entre une quarte en-dessous de la première, dont elle reprend la mélodie note à note, mais dans des valeurs rythmiques deux fois plus longues et dans un mouvement inverse des intervalles –, l’artifice contrapuntique n’en éclipse pas pour autant les qualités intrinsèquement mélodiques. Au contraire, cette composition est l’exemple même de l’importance de l’art canonique dans l’invention mélodique, une fonction qui devient toujours plus évidente dans les œuvres de la dernière décennie de vie du compositeur: les variations Goldberg BWV 988 et les 14 canons BWV 1087 y relatifs, ainsi que les variations canoniques pour orgue sur le choral «Vom Himmel hoch» BWV 769 et l’Offrande musicale BWV 1079. Quant aux contrepoints de l’Art de la fugue, s’ils varient sans cesse dans leurs procédés contrapuntiques, c’est pour permettre une connaissance toujours plus profonde de l’harmonie, celle de ré mineur en l’occurrence. En résolvant avec pragmatisme et ingéniosité l’opposition de principe entre mélodie et contrepoint, l’Art de la fugue élève ainsi la musique au rang d’art raisonné, ce que ne manquera pas de souligner Friedrich Wilhelm Marpurg (1718-1795), la plus éclairée des plumes allemandes en matière de théorie musicale, au fil de la préface à la seconde édition de l’Art de la fugue de 1752:
Es schwebet noch allen, die das Glück gehabt, ihn [Bach] zu hören, seine erstaunende Fertigkeit im Erfinden und Extemporisiren im Gedächtnis, und sein in allen Tonarten sich ähnlicher glücklicher Vortrag in den schwersten Gängen und Wendungen ist allezeit von den grössten Meistern des Griffbrets beneidet worden. Thut man aber einen Blick in seine Schriften: so könte man aus allen, was jemahls in der Musik vorgegangen und täglich vorgeht, den Beweis hernehmen, dass ihn keiner in der tiefen Wissenschaft und Ausübung der Harmonie, ich will sagen, einer tiefsinnigen Durcharbeitung sonderbarer, sinnreicher, von der gemeinen Art entfernter und doch dabey natürlichen Gedanken übertroffen wird; ich sage natürlicher Gedanken, und rede von solchen, die in allen Arten des Geschmacks, er schreibe sich her aus was für einem Lande er wolle, ihre Gründlichkeit, Verbindung und Ordnung wegen Beyfall finden müssen. Eine Melodie, die nur blos mit dem Geschmacke der Zeit dieses oder jenen Gebietes übereinkömmt, ist nur so lange gut, als dieser Geschmack herrschet. Kommt es dem Eigensinne ein, an einer andern Art von Wendung mehr Vergnügen zu haben: so fällt dieser Geschmack über Hauffen. Natürliche und bündige Gedancken behaupten allezeit und durchgängig ihren Wehrt. Solche Gedanken finden sich in allen Sachen, die jemahls aus der Feder des seel. Herrn Bach gestossen. Vorstehendes Werk bezeugt es aufs neue. (PMM)
Disposition sonore de l’orgue J. A. Moser
Bourdon 8’(C–c’’’)
Flûte 4’ (C–c’’’)
Nasard 2’ 2/3 (F–c’’’)
Principal 2’ (C–c’’’, Cis–B en façade)
Mixture I rang (1’ C–f et 1’ 1/3 fis–c’’’)
Principal 8’ dessus (c’–c’’’, c’–b’ en façade)
Disposition sonore de l’orgue J. E. Teschemacher
Hohlpfeife 8’ (C–f’’’)
Flöte travers 4’ (C–f’’’)
Octav 2’ (C–f’’’, C–d’ en façade)
Violin 8’ disc. (c’–f’’’)
Unda Maris 8’ disc. (c’–f’’’)
Nachthorn 4’ (C–f’’’)
Vox Humana 8’ bas (C–h)
Vox Humana 8’ disc. (c’–f’’’)
Tremblant
Pédalier en tirasse (C–d)