4.4.2015, 19h30
Récital Wilhelm Friedemann Bach et Carl Philipp Emanuel Bach
Patrick Montan-Missirlian, orgue historique Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770)
Programme
Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)
Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784)
Carl Philipp Emanuel Bach
Orgue Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770)
Présentation
L’orgue historique Jacob Engelbert Teschemacher (*1.5.1711 Elberfeld – †26.10.1782 Elberfeld) à l’honneur pour ce concert est l’un des rares instruments de l’école rhénane du 18ème siècle encore conservés. Il a été construit vers 1770-1775 à Elberfeld (Wuppertal), dans le Bergisches Land, par l’un des meilleurs facteurs allemands de son époque. Probablement formé dans l’atelier de Thomas Weidtmann (*6.11.1675 – †?.12.1745) à Ratingen, Jacob Engelbert Teschemacher est un maître, dont les précieux instruments témoignent d’une qualité de facture exceptionnelle, comparable à celle des instruments de Schnitger à Hambourg et des Silbermann d’Alsace et de Saxe, même s’il est moins connu que ces derniers, n’ayant lui-même pas fondé de dynastie, resté célibataire.
Issu d’une famille patricienne importante active dans le blanchissage du fil de lin et dont les ancêtres connus remontent au Moyen-Âge, il est le fils de Wilhelm Teschemacher (*19.7.1654 – †24.6.1726), négociant de lin, et de Catharina Margaretha Elscheid (*26.1.1687 Ratingen – †22.9.1760 Elberfeld), mariés le 1er juillet 1706 et habitant le domaine de Teschemacher-Hof à Mirke, à Elberfeld (ill.). Ses frères et sœurs sont Maria Margaretha (*21.5.1707 – † ?), Wilhelm (*24.11.1708 – †16.7.1722), Johannes Peter (*2.2.1710 – †22.2.1787) et Helena Catharina (*8.10.1717 – †23.7.1721). Les liens avec la dynastie des facteurs d’orgues Weidtmann à Ratingen sont attestés par trois faits: Peter Elscheid (*30.12.1688 – †?), un oncle maternel, a pour marraine Loysa Schlippers, épouse du facteur d’orgues Peter Weidtmann (*15.5.1647 – †23.5.1715), parents de Thomas Weidtmann, le maître probable de Teschemacher. Adolph Elscheid (*vers 1658 – †20.7.1724), le grand-père maternel, est parrain de Magdalena Weidtmann (*30.11.1688 – †?), une sœur de Thomas Weidtmann. Le domaine familial ancestral à Mirke où vit Jacob Engelbert Teschemacher, accueille ses grands-parents maternels Adolph Elscheid et Ermtrud Stutters à leur retraite en 1710, abrite l’atelier d’orgues et poursuit l’activité de blanchissage et de négoce du lin sous la direction de son frère Johannes Peter, qui y habite aussi avec sa famille, puis d’un beau-neveu, Engelbert Troost (*13.11.1720 – †29.5.1795), dont un oncle maternel est justement Thomas Weidtmann.
Evangéliste réformé et fervent piétiste, Jacob Engelbert Teschemacher est étroitement lié au mystique Gerhard Tersteegen (*25.11.1697 – †3.4.1769), dont il participe à la rédaction d’une hagiographie en 1775. Il est aussi un homme du monde, rencontrant entre autres Johann Wolfgang von Goethe (*1749 – †1832), le philosophe Friedrich Heinrich Jacobi (*1743 – †1819), le médecin et théosophe Johann Heinrich Jung-Stilling (*1740 – †1817) et le théologien et physiognomoniste suisse Johann Caspar Lavater (*1740 – †1801), notamment à l’occasion d’une visite de ces derniers dans le Bergisches Land, en juillet 1774.
Teschemacher a construit de nombreux orgues pour les églises évangéliques réformées et luthériennes principalement en Rhénanie, ainsi que des positifs et des cabinets d’orgue (ou orgues de maison), dont notre instrument est l’un des seuls parfaitement conservés. Ces petits instruments étaient destinés à une clientèle privée, parmi le patriciat local et étranger, notamment hollandais. Ainsi, vers 1760, le financier hollandais Zacharias Hope de Rotterdam, frère de Thomas Hope (*1704 – †1779), administrateur de la Compagnie des Indes orientales, passa commande d’un orgue à Teschemacher. Il en fut si satisfait qu’il tint absolument à payer le facteur une somme supérieure au prix convenu – en vain.
Notre orgue, construit vers 1770-1775, a lui aussi une histoire qui le lie à la Hollande. Résidant à Overveen près de Haarlem, son dernier propriétaire en Hollande est Jan Willem Enschedé (*17.8.1865 Haarlem – †13.2.1926 Overveen), organiste, musicologue, bibliothécaire et publiciste, descendant en ligne directe de Johannes I Enschedé (*1708 – †1780), célèbre imprimeur à Haarlem. Johannes I Enschedé publia en 1766 la version hollandaise du traité de Leopold Mozart (*1719 – †1787) intitulé Versuch einer gründlichen Violinschule (Augsbourg, 1756). Il reçut à cette occasion Leopold Mozart et ses deux enfants prodiges à Haarlem. La visite, qui se solda par un concert du jeune Wolfgang, âgé de dix ans, sur le monumental orgue Christian Müller de 1738 en la cathédrale St-Bavon, proche de l’imprimerie, est documentée dans une lettre adressée le 16 mai 1766 par Leopold Mozart à l’ami de la famille, Lorenz Hagenauer (*1712 – †1792): «Die Edition ist ungemein schön, und noch schöner als meine eigene. Der Verleger (der Buchdrucker in Haarlem) kamm mit einer Ehrfurchtsvollen Mine zu mir und überreichte mir das Buch in Begleitung des Organisten, der unseren Wolfgangl: einlude auf der so berühmten grossen Orgel in Harlem zu spillen, welches auch den Morgen darauf von 10. bis 11. Uhr geschache. Es ist ein trefflich schönes Werck von 68. Register. NB: alles zünn, dann Holz dauert nicht in diesen feuchten Land.» Une description détaillée de l’orgue Müller en la cathédrale St-Bavon de Haarlem a d’ailleurs été publiée par Johannes I Enschedé et ses fils en 1775, sous le titre Korte beschrijving van het beroemde en prachtige orgel in de Groote of St. Bavoos-kerk te Haarlem, ce qui atteste de l’intérêt de cette famille pour l’orgue.
Notre orgue, quant à lui, n’est ni daté ni signé, comme la plupart des orgues de Teschemacher. En revanche, on a trouvé à l’intérieur des soufflets, en guise de matériau collé pour assurer l’étanchéité, certains papiers avec un plan d’élévation d’un bâtiment (grange ou atelier du domaine du Teschemacher-Hof à Mirke?), des noms et une adresse: d’une part, «À Monsieur Teschemacher»; d’autre part, «Monsieur Essler, Ministre de la Parole de Dieu à Sonnborn», cette dernière de la main-même du facteur d’orgues. Christian Essler (*8.7.1746 – †6.4.1822) se marie le 31 janvier 1770 à Solingen, année de son installation comme pasteur de l’Eglise évangélique réformée à Sonnborn. A-t-il un lien direct avec la commande de l’orgue, qui n’a pu être construit qu’après cette entrée en fonction? Certains indices renforcent cependant l’hypothèse d’un commanditaire hollandais: la dorure des bouches des tuyaux de façade, caractéristique hollandaise, le clavier en ivoire avec les feintes en ébène, les allégories de la Fortune et de la Renommée, ainsi que l’Atlas surmontant la corniche, le pédalier van het onderste octaaf, placé très à gauche – rajout ultérieur –, le nom des registres en hollandais, enfin, le diapason général plus grave que celui pratiqué habituellement par Teschemacher pour ce genre d’instruments et correspondant au kamertoon (ton de chambre) hollandais. En revanche, les registres de notre orgue ne sont pas coupés en basses et dessus (sauf la voix humaine), comme le sont les orgues hollandais de la même époque.
Jan Willem Enschedé, qui a beaucoup œuvré à son époque pour faire connaître la tradition des orgues de maison en Hollande, a publié en 1916 dans la revue Oude Kunst un article intitulé «Nederlandsche Huisorgels», dans lequel l’orgue, qu’il a acquis peu auparavant et qu’il a fait restaurer par Gabry & Zonen à Gouda, est illustré et présenté comme un instrument anonyme de vers 1760 dans un buffet de style liégeois. L’instrument a été exposé en 1925 dans la Galerie d’honneur (Eere-galerij) du Rijksmuseum à Amsterdam et joué par son propriétaire à l’occasion de quatre concerts les 13 juillet, 3 août, 7 et 21 septembre 1925, où il accompagne la soprano Lucie Vos (*9.5.1894 Nanterre – †1975 Cheseaux-sur-Lausanne), qu’il a épousée le 7 février 1924 à Bloemendaal (ill.) Après la mort d’Enschedé en 1926, Lucie Vos, à qui appartient l’orgue désormais, épouse le 4 décembre 1930 à Lausanne le pasteur sufragant de Lausanne Charles-Édouard Reymond (*24.3.1904 Lausanne – †?.9.1971 Cheseaux-sur-Lausanne), qu’elle a probablement rencontré en l’Eglise wallonne de Haarlem en 1927-1928, où il officiait. Le couple réside à Verviers en Belgique de 1930 à 1932 où le pasteur a obtenu un poste puis, du printemps 1933 au printemps 1937, à Bruxelles où il officie en l’Église du Musée (Chapelle royale). Après quelques mois passés à Montreux comme pasteur suffragant, il s’installe en 1938 à Cheseaux-sur-Lausanne où il officie jusqu’à sa retraite en 1965. Après sa mort en 1971 et celle de son épouse Lucie Vos en 1975, l’orgue devient la propriété de Claude Reymond (*21.11.1923 – †2.1.2011) à Prilly, leur neveu. En 2012, l’hoirie cède l’instrument à dAM. Ni illustré, ni localisé, l’orgue figure décrit comme instrument de Teschemacher dans le catalogue des orgues de maison néerlandaises (n° 361) d’Arend Jan Gierveld (1977). Sa localisation et son identification sont dues à l’organologue Marteen Albert Vente et au facteur d’orgues Jean-Marie Tricotaux d’Orgelbau Felsberg en 1988, qui l’a restauré. La soufflerie a été restaurée quant à elle en 2015 par Markus Leipold à Glaris.
En marge de notre intégrale Johann Sebastian Bach pour le clavier, le programme de ce concert est consacré à des œuvres pour clavier des fils Bach, Wilhelm Friedemann (1710-1784) et Carl Philipp Emanuel (1714-1788), tous deux contemporains de Jacob Engelbert Teschemacher. Les œuvres choisies ont en commun d’avoir été composées du vivant de Bach père, donnant ainsi une idée du contexte musical dans lequel a pu voir le jour une œuvre aussi significative que l’Art de la fugue, présentée dans le précédent concert sur le même orgue.
L’œuvre la plus ancienne de ce programme est la suite en sol mineur F 24 de Wilhelm Friedemann Bach. Elle a sans doute été composée pendant les années d’études à Leipzig. Elle est donc antérieure à 1733, année où le jeune compositeur devient titulaire de l’orgue Silbermann de l’église Ste-Sophie de Dresde. De fait, l’écriture de cette suite rappelle encore clairement celle des partitas de Johann Sebastian Bach, publiées de 1726 à 1731. Comme les partitas de son père, cette suite de Wilhelm Friedemann mêle aux mouvements de danse, qui constituent la suite, un mouvement issu de la sonate, en l’occurrence le presto central. Véritable morceau de bravoure, ce presto évoque par son écriture violonistique les sonates pour violon seul de Johann Sebastian Bach, telles qu’on avait l’habitude, dans la famille, de les arranger pour le clavier, et plus précisément l’allegro final de la sonate en ré mineur BWV 864. Soit dit en passant, on attribue peut-être injustement à Johann Sebastian Bach l’arrangement de l’adagio en sol mineur BWV 968, dont certains procédés d’harmonisation évoquent, à notre avis, plutôt Wilhelm Friedemann.
Quant aux sonates prussiennes et wurtembergeoises composées à Berlin par Carl Philipp Emanuel Bach, elles ont été publiées respectivement en 1742 et en 1744. Les sonates prussiennes sont dédiées au roi Frédéric II de Prusse (1712-1786), à la cour duquel Carl Philipp Emanuel Bach occupait le poste de claveciniste de la chambre. Les sonates wurtembergeoises ont également été écrites à Berlin. Elles sont dédiées au jeune duc Carl Eugen de Wurtemberg (1728-1793), élève de Carl Philipp Emanuel Bach à la cour du roi de Prusse entre 1741 et 1742. Les deux recueils de sonates pour clavier reflètent la sensibilité musicale de la cour, l’Empfindsamkeit, privilégiant l’expression de l’intimité du sentiment en contrepoint au rationalisme des Lumières. Ces deux recueils ouvrent de nouvelles perspectives à la musique de clavier. La sonate, tripartite, en sera la forme de prédilection.
La sonate Wq 69 a été composée à Berlin en 1747. Elle est donc contemporaine de la visite de Johann Sebastian Bach à la cour de Frédéric II à Potsdam, visite à l’origine de l’Offrande musicale BWV 1079. Le dernier mouvement de cette sonate est un allegretto suivi de neuf variations. Chacune d’elles comporte une indication particulière de registration, de même que les deux premiers mouvements, ce qui laisse penser que l’œuvre a été composée pour un clavecin organisé, en d’autres termes un claviorganum. L’orgue de cet instrument devait disposer d’un bourdon de 8’ (Coppel), d’une flûte de 4’ (Flöte), d’une octave de 2’ (Octav) et d’un quatrième registre (Cornett), qui était probablement un simple nasard de 2’ 2/3, tous au grand clavier, c’est-à-dire au clavier inférieur du clavecin. Le clavecin (Spinett) quant à lui est un clavecin à deux claviers de contraste, c’est-à-dire que le grand clavier sert de forte et le petit clavier de piano. L’instrument le plus proche de cette disposition est un claviorganum (aujourd’hui en mains privées) construit en 1745 à Londres conjointement par Jacob Kirkman (1710-1792) et Jacob Snetzler (1710-1785), originaires tous deux respectivement d’Alsace et de Schaffhouse. Il n’est pas étonnant que Carl Philipp Emanuel Bach ait eu à disposition un instrument si spécial à la cour de Frédéric II, dont on connaît le goût pour les instruments les plus novateurs de son temps, les pianoforte notamment.
Quoi qu’il en soit, quel meilleur instrument qu’un orgue pour porter les couleurs de chacune de ces variations (Veränderungen), qui plus est de Teschemacher, dont les tout premiers instruments, dès 1743, privilégiaient déjà la diversité des timbres fondamentaux au bénéfice de la mélodie? (PMM)
Disposition sonore de l’orgue J. E. Teschemacher
Hohlpfeife (Holpijp) 8’
Flöte travers (Fluit travers) 4’
Nachthorn (Nachthoorn) 4′
Octav (octaaf) 2′ en façade
Violin (Viola da gamba) 8’ D
Unda Maris (Salicet) 8’ D
Vox Humana 8’ B
Vox Humana 8’ D
Tremblant
Pédalier