Teschemacherweb Orgue Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770) | © photo Magali Koenig

4.4.2015, 19h30

A la recherche des sons perdus

Récital Wilhelm Friedemann Bach et Carl Philipp Emanuel Bach

Patrick Montan-Missirlian, orgue historique Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770)

Programme

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)

  • Sonate prussienne n° 5 en do majeur Wq 48: Poco AllegroAndanteAllegro assai
  • Sonate wurtembergeoise n° 1 en la mineur Wq 49: ModeratoAndanteAllegro assai

Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784)

  • Suite en sol mineur F 24: Allemande – Courante – Sarabande – Presto – Bourrée – Trio I – Trio II

Carl Philipp Emanuel Bach

  • Sonate en ré mineur Wq 69: AllegroAndanteAllegretto con variazioni

Orgue Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770)

 

Présentation

L’orgue historique Jacob Engelbert Teschemacher à l’honneur pour ce concert est l’un des rares instruments de l’école rhénane du 18ème siècle encore conservés. Il a été construit autour de 1770 à Elberfeld, dans le Bergisches Land, par l’un des meilleurs facteurs allemands de son époque. Formé dans l’atelier des Weidtman à Ratingen, Jacob Engelbert Teschemacher (1711-1782) est un maître dont les précieux instruments témoignent d’une qualité de facture exceptionnelle, comparable à celle des instruments de Schnitger à Hambourg et des Silbermann d’Alsace et de Saxe, même s’il est moins connu que ces derniers, n’ayant lui-même pas fondé de dynastie. Fervent piétiste – il était étroitement lié au mystique Gerhard Tersteegen (1697-1769) et à son cercle d’adeptes –, Teschemacher était aussi un homme du monde. Il a rencontré Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) et le célèbre théologien et physiognomoniste suisse Johann Caspar Lavater (1740-1801) à l’occasion d’une visite de ces derniers dans le Bergisches Land, en juillet 1774.

 

Teschemacher a construit de nombreuses orgues d’église, principalement en Rhénanie, ainsi que des positifs et des cabinets d’orgue, dont notre instrument est l’un des seuls parfaitement conservés. Ces petits instruments étaient destinés à une clientèle privée, parmi le patriciat local et étranger, notamment hollandais. Ainsi, le financier hollandais Zacharias Hope de Rotterdam, frère de Thomas Hope (1704-1779), administrateur de la Compagnie des Indes orientales, a passé commande vers 1760 d’un orgue à Teschemacher. Il en était si satisfait qu’il tenait absolument à payer le facteur une somme supérieure au prix convenu, ce que Teschemacher fort honorablement refusa.

 

Notre orgue construit vers 1770 a lui aussi une histoire qui le lie à la Hollande. Son dernier propriétaire en Hollande était Jan Willem Enschedé (1865-1926), organiste, musicologue et publiciste, descendant en ligne directe de Johannes I Enschedé (1708-1780), célèbre imprimeur à Haarlem. Johannes I Enschedé publia en 1766 la version hollandaise du traité de Leopold Mozart (1719-1787) intitulé Versuch einer gründlichen Violinschule (Augsbourg, 1756). Enschedé reçut à cette occasion Leopold Mozart et ses deux enfants prodiges à Haarlem. La visite, qui se solda par un concert du jeune Wolfgang, âgé de dix ans, sur le monumental orgue Christian Müller de 1738 en la cathédrale St-Bavon, proche l’imprimerie, est documentée dans une lettre adressée le 16 mai 1766 par Leopold Mozart à l’ami de la famille, Lorenz Hagenauer (1712-1792): «Die Edition ist ungemein schön, und noch schöner als meine eigene. Der Verleger (der Buchdrucker in Haarlem) kamm mit einer Ehrfurchtsvollen Mine zu mir und überreichte mir das Buch in Begleitung des Organisten, der unseren Wolfgangl: einlude auf der so berühmten grossen Orgel in Harlem zu spillen, welches auch den Morgen darauf von 10. bis 11. Uhr geschache. Es ist ein trefflich schönes Werck von 68. Register. NB: alles zünn, dann Holz dauert nicht in diesen feuchten Land.»

 

Une description détaillée de l’orgue Müller en la cathédrale St-Bavon de Haarlem a d’ailleurs été publiée par Johannes I Enschedé et ses fils en 1775, sous le titre Korte beschrijving van het beroemde en prachtige orgel in de Groote of St. Bavoos-kerk te Haarlem, ce qui atteste de l’intérêt de cette famille pour l’orgue.

 

Notre orgue, quant à lui, n’est malheureusement ni daté ni signé, comme la plupart des orgues de Teschemacher, et l’on ne sait pas s’il a été commandé au facteur par les Enschedé, même si c’est probable. Certains indices renforcent en tout cas l’hypothèse d’un commanditaire hollandais: la dorure des bouches des tuyaux de façade, caractéristique hollandaise, le clavier en ivoire avec les feintes en ébène, les allégories de la Fortune et de la Renommée, ainsi que l’Atlas surmontant la corniche, le pédalier van het onderste octaav, placé très à gauche, le nom des registres en hollandais, enfin, le diapason général plus grave que celui pratiqué par Teschemacher pour ce genre d’instruments et correspondant au kamertoon (ton de chambre) hollandais. En revanche, les registres de notre orgue ne sont pas coupés en basses et dessus (sauf la voix humaine), comme le sont les orgues hollandaises de la même époque.

 

Ironie du sort, Jan Willem Enschedé (1865-1926), qui a beaucoup œuvré à son époque pour faire connaître la tradition des orgues de maison en Hollande, a publié en 1916 dans la revue Oude Kunst un article intitulé «Nederlandsche Huisorgels», dans lequel est illustré notre orgue – le sien à l’époque –, dont il n’a jamais su qu’il était en fait de Teschemacher! L’instrument a été exposé en 1925 dans la Galerie d’honneur (Erengalerij) du Rijksmuseum d’Amsterdam et joué par son propriétaire à l’occasion de trois concerts recensés dans la presse de l’époque. L’orgue est arrivé en Suisse dans les années 1950. Il est en mains privées depuis l’origine et a appartenu à la même famille jusqu’en 2012.

 

En marge de notre intégrale Johann Sebastian Bach pour le clavier, le programme de ce concert est consacré à des œuvres pour clavier des fils Bach, Wilhelm Friedemann (1710-1784) et Carl Philipp Emanuel (1714-1788), tous deux contemporains de Jacob Engelbert Teschemacher. Les œuvres choisies ont en commun d’avoir été composées du vivant de Bach père, donnant ainsi une idée du contexte musical dans lequel a pu voir le jour une œuvre aussi significative que l’Art de la fugue, présentée dans le précédent concert sur le même orgue.

 

L’œuvre la plus ancienne de ce programme est la suite en sol mineur F 24 de Wilhelm Friedemann Bach. Elle a sans doute été composée pendant les années d’études à Leipzig. Elle est donc antérieure à 1733, année où le jeune compositeur devient titulaire de l’orgue Silbermann de l’église Ste-Sophie de Dresde. De fait, l’écriture de cette suite rappelle encore clairement celle des partitas de Johann Sebastian Bach, publiées de 1726 à 1731. Comme les partitas de son père, cette suite de Wilhelm Friedemann mêle aux mouvements de danse, qui constituent la suite, un mouvement issu de la sonate, en l’occurrence le presto central. Véritable morceau de bravoure, ce presto évoque par son écriture violonistique les sonates pour violon seul de Johann Sebastian Bach, telles qu’on avait l’habitude, dans la famille, de les arranger pour le clavier, et plus précisément l’allegro final de la sonate en ré mineur BWV 864. Soit dit en passant, on attribue peut-être injustement à Johann Sebastian Bach l’arrangement de l’adagio en sol mineur BWV 968, dont certains procédés d’harmonisation évoquent, à notre avis, plutôt Wilhelm Friedemann.

 

Quant aux sonates prussiennes et wurtembergeoises composées à Berlin par Carl Philipp Emanuel Bach, elles ont été publiées respectivement en 1742 et en 1744. Les sonates prussiennes sont dédiées au roi Frédéric II de Prusse (1712-1786), à la cour duquel Carl Philipp Emanuel Bach occupait le poste de claveciniste de la chambre. Les sonates wurtembergeoises ont également été écrites à Berlin. Elles sont dédiées au jeune duc Carl Eugen de Wurtemberg (1728-1793), élève de Carl Philipp Emanuel Bach à la cour du roi de Prusse entre 1741 et 1742. Les deux recueils de sonates pour clavier reflètent la sensibilité musicale de la cour, l’Empfindsamkeit, privilégiant l’expression de l’intimité du sentiment en contrepoint au rationalisme des Lumières. Ces deux recueils ouvrent de nouvelles perspectives à la musique de clavier. La sonate, tripartite, en sera la forme de prédilection.

 

La sonate Wq 69 a été composée à Berlin en 1747. Elle est donc contemporaine de la visite de Johann Sebastian Bach à la cour de Frédéric II à Potsdam, visite à l’origine de l’Offrande musicale BWV 1079. Le dernier mouvement de cette sonate est un allegretto suivi de neuf variations. Chacune d’elles comporte une indication particulière de registration, de même que les deux premiers mouvements, ce qui laisse penser que l’œuvre a été composée pour un clavecin organisé, en d’autres termes un claviorganum. L’orgue de cet instrument devait disposer d’un bourdon de 8’ (Coppel), d’une flûte de 4’ (Flöte), d’une octave de 2’ (Octave) et d’un quatrième registre (Cornett), qui était probablement un simple nasard de 2’ 2/3, tous au grand clavier, c’est-à-dire au clavier inférieur du clavecin. Le clavecin (Spinett) quant à lui est un clavecin à deux claviers de contraste, c’est-à-dire que le grand clavier sert de forte et le petit clavier de piano. L’instrument le plus proche de cette disposition est un claviorganum (aujourd’hui en mains privées) construit en 1745 à Londres conjointement par Jacob Kirkman (1710-1792) et Jacob Snetzler (1710-1785), originaires tous deux respectivement d’Alsace et de Schaffhouse. Il n’est pas étonnant que Carl Philipp Emanuel Bach ait eu à disposition un instrument si spécial à la cour de Frédéric II, dont on connaît le goût pour les instruments les plus novateurs de son temps, les pianoforte notamment.

 

Quoi qu’il en soit, quel meilleur instrument qu’un orgue pour porter les couleurs de chacune de ces variations (Veränderungen), qui plus est de Teschemacher, dont les tout premiers instruments, dès 1743, privilégiaient déjà la diversité des timbres fondamentaux au bénéfice de la mélodie? (PMM)

 

Disposition sonore de l’orgue J. E. Teschemacher

Holpijp 8’ (C-f’’’)
Fluit travers 4’ (C-f’’’)
Octaaf 2’ (C-f’’’) en façade (C-d’)
Viola di Gamba (Violin) 8’ disc. (c’-f’’’)
Salicet (Unda Maris) 8’ disc. (c’-f’’’)
Nachthoorn 4’ (C-f’’’)
Vox Humana 8’ bas (C-h)
Vox Humana 8’ disc. (c’-f’’’)
Tremblant
Pédalier «van het onderste octaaf» (C-d)