Variations_Goldberg_1 Johann Sebastian Bach, Aria BWV 988, manuscrit en partie autographe, 1725 (copiste Anna Magdalena Bach, c. 1741), Staatsbibliothek zu Berlin
Variations_Goldberg_2 Johann Sebastian Bach, Aria BWV 988, manuscrit en partie autographe, 1725 (copiste Anna Magdalena Bach, c. 1741), Staatsbibliothek zu Berlin
clavecin Clavecin Dominique Laperle (Marcellaz-Albanais, 1994), d’après Nicolas Dumont (Paris, 1707)

24.5.2015, 17h | 31.5.2015, 17h

XV. Récitals Johann Sebastian Bach

Variations Goldberg BWV 988

Patrick Montan-Missirlian, clavecin

Programme

  • Aria
  • Variatio 1 a 1 Clav.
  • Variatio 2 a 1 Clav.
  • Variatio 3 a 1 Clav. Canone all’Unisuono
  • Variatio 4 a 1 Clav.
  • Variatio 5 a 1 ovvero 2 Clav.
  • Variatio 6 a 1 Clav. Canone alla Seconda
  • Variatio 7 a 1 ovvero 2 Clav. Al tempo di Giga
  • Variatio 8 a 2 Clav.
  • Variatio 9 a 1 Clav. Canone alla Terza
  • Variatio 10 a 1 Clav. Fughetta
  • Variatio 11 a 2 Clav.
  • Variatio 12 [a 1 Clav.] Canone alla Quarta
  • Variatio 13 a 2 Clav.
  • Variatio 14 a 2 Clav.
  • Variatio 15 a 1 Clav. Canone alla Quinta. Andante
  • Variatio 16 a 1 Clav. Ouverture
  • Variatio 17 a 2 Clav.
  • Variatio 18 a 1 Clav. Canone alla Sesta
  • Variatio 19 a 1 Clav.
  • Variatio 20 a 2 Clav.
  • Variatio 21 [a 1 Clav.] Canone alla Settima
  • Variatio 22 a 1 Clav. Alla breve
  • Variatio 23 a 2 Clav.
  • Variatio 24 a 1 Clav. Canone all’Ottava
  • Variatio 25 a 2 Clav. Adagio
  • Variatio 26 a 2 Clav.
  • Variatio 27 a 2 Clav. Canone alla Nona
  • Variatio 28 a 2 Clav.
  • Variatio 29 a 1 ovvero 2 Clav.
  • Variatio 30 a 1 Clav. Quodlibet
  • Aria

Clavecin Dominique Laperle (Marcellaz-Albanais, 1994), d’après Nicolas Dumont (Paris, 1707)

 

Présentation

Quinzième et dernier volet de l’intégrale Johann Sebastian Bach (1685-1750) pour clavier, les Variations Goldberg BWV 988 sont proposées deux fois, le dimanche 24 mai à 17h et le dimanche 31 mai à 17h également. L’instrument utilisé à l’occasion de ces deux récitals est un clavecin à deux claviers, construit par Dominique Laperle (1994) d’après Nicolas Dumont (Paris, 1707).

 

Les variations dites Goldberg BWV 988 constituent la quatrième et dernière partie de la Clavier-Übung, parue en 1741 à Nuremberg chez Balthasar Schmid, sous le titre: «Clavier Übung bestehend in einer Aria mit verschiedenen Veränderungen vors Clavicimbal mit 2 Manualen. Denen Liebhabern zur Gemüths-Ergetzung verfertiget von Johann Sebastian Bach, Königlich Pohlnischen und Churfürstlichen Sächsischen Hoff-Compositeur, Capellmeister und Directore Chori Musici in Leipzig.»

 

Les Variations Goldberg BWV 988 tirent leur appellation d’une anecdote bien connue, que d’aucuns pensent apocryphe, rapportée en 1802 par Johann Nicolaus Forkel (1749-1818), premier biographe de Johann Sebastian Bach. D’après lui, l’œuvre serait une commande du comte Hermann Carl von Keyserlingk (1696-1764), ancien ambassadeur de Russie à la cour de l’électeur de Saxe. Souffrant d’insomnies, ce dernier aurait ainsi chargé Bach de composer pour son claveciniste personnel, Johann Gottlieb Goldberg (c. 1727-1756), des pièces d’un caractère si tendre et un peu gai à la fois, qu’elles puissent agrémenter quelque peu ses nuits: «Einst äusserte der Graf gegen Bach, dass er gern einige Clavierstücke für seinen [Cembalisten] Goldberg haben möchte, die so sanften und etwas muntern Charakters wären, dass er dadurch in seinen schlaflosen Nächtern ein wenig aufgeheitert werden könnte.»

 

Cette histoire est aujourd’hui remise en question pour plusieurs raisons. L’édition gravée ne comporte en effet aucune dédicace, comme l’exigeaient les formes protocolaires au 18ème siècle. Qui plus est, le claveciniste Goldberg aurait été vraiment très jeune – à peine 14 ans en 1741 – pour exécuter une œuvre d’une telle envergure. Enfin, il n’y a pas trace, dans l’inventaire après décès du compositeur de la coupe en or et des cent Louis d’or qu’elle aurait contenus, offerts par le comte, toujours selon Forkel, en guise de paiement. Quoi qu’il en soit, le titre «Variations Goldberg» n’est pas de Bach, pas plus d’ailleurs que celui des Suites anglaises et françaises, ni même celui de l’Art de la fugue.

 

L’œuvre est une vaste fresque en sol majeur, qui comporte trente-deux pièces au total: une aria, trente variations et l’aria à nouveau. Celle-ci fournit le canevas sur lequel repose l’œuvre tout entière, en l’occurrence une basse obstinée, autrement dit un ostinato, de quatre fois huit mesures, qui lui confère le caractère d’une imposante chaconne, sans commune mesure dans le répertoire de l’époque et dans l’œuvre même du compositeur. Les Variations Goldberg couronnent ainsi l’ambitieux projet de la Clavier-Übung, entrepris plus de dix ans auparavant, d’une œuvre où le compositeur s’impose comme un maître incontesté du clavier, selon la formule bien connue de Forkel également: «der stärkste Orgel- und Clavierspieler gewesen sey, den man jemals gehabt hat».

 

Les huit premières notes de l’ostinato à la base des Variations Goldberg ont peut-être été inspirées à Bach par une œuvre de jeunesse de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), la chaconne avec soixante-deux variations en sol mineur HWV 442, composée entre 1703 et 1706, mais publiée beaucoup plus tard à Londres, en 1733, dans le recueil de Suites de Pièces pour le clavecin. Une année auparavant, la chaconne avait également été publiée isolément à Amsterdam chez Gérard Frédéric Witvogel, un organiste également éditeur, pour le compte duquel Bach avait pris en charge la diffusion à Leipzig des œuvres pour clavier de l’organiste et virtuose allemand, Conrad Friedrich Hurlebusch (1696-1765), rencontré quelques années auparavant, à Leipzig justement, et titulaire par la suite de l’orgue de la Oude Kerk d’Amsterdam.

 

Bach a sans doute eu connaissance de l’une ou l’autre édition de la chaconne de Haendel. On peut aisément imaginer que le modeste canon à deux voix de la variation finale, qui ne lui aura sans doute pas échappé, lui ait donné envie d’explorer à son tour et plus en profondeur le potentiel canonique des huit notes de l’ostinato en question, ce dont témoignent en tout cas les 14 canons BWV 1087, recopiés par le compositeur dans son exemplaire personnel de l’édition gravée. Ils illustrent une fois de plus l’importance de l’écriture canonique dans le travail du compositeur. C’est d’ailleurs précisément avec l’un d’eux, en l’occurrence le canon triple à six voix BWV 1087/13, que Bach a choisi de se faire représenter dans le portrait peint par Elias Gottlob Hausmann (1695-1774) en 1746.

 

Les Variations proprement dites forment au total dix groupes de trois variations chacun, agencés de la façon suivante: une pièce de genre, une pièce croisée et un canon. De plus, cet ensemble s’articule en deux groupes de quinze variations. Ils constituent chacun les deux parties d’un même concert, qui reprend ainsi tout naturellement, à la variation 16, par une Ouverture, un procédé qu’on a déjà pu observer à propos des six partitas BWV 825-830, formant la première partie de la Clavier-Übung. Principe de symétrie oblige, le cycle s’achève avec la reprise de l’aria initiale. L’œuvre finit ainsi comme elle commence et commence comme elle finit.

 

L’aria en question a été recopiée vers 1741 par Anna Magdalena Bach (1701-1760) dans le recueil de pièces pour clavier de 1725 qui porte son nom, sur deux pages laissées vides au milieu de l’air «Bist du bey mir» (cf. ill.). Cette aria est une vraye pièce de clavecin, au sens où l’entendait François Couperin (1668-1733), en raison des nombreux agrémens qui y entrent: pincé simple, pincé double, pincé lié, port-de-voix, cadence, tremblement appuyé, tremblement lié, arpègement, coulé, etc. De fait, c’est l’art de toucher le clavecin selon la manière française qui est requis ici. L’aria tient lieu en quelque sorte de prélude – et de postlude – aux Variations Goldberg. À ce titre, elle permet notamment de dénouer les doigts, précisément dans les agrémens (pincé, coulé et cadence), qui sont à la base, chez Bach, de la grammaire musicale à exercer continuellement au clavier, avant d’entrer dans les variations proprement dites.

 

Les pièces de genre empruntent le plus souvent à des modèles français issus de la suite pour clavier. Ces danses sont bien sûr stylisées, d’où l’indication manuscrite «al tempo di Giga», rajoutée pour la Variatio 7 par Bach lui-même dans son exemplaire personnel de l’édition gravée. Aussi, la Variatio 4 emprunte-t-elle à la mesure du passepied, la Variatio 13 à celle de la sarabande, quasi una aria, somptueusement ornée, et la Variatio 19 à celle du menuet. Elles se jouent donc respectivement al tempo di Passepied, di Sarabanda, di Minuetta, un degré de stylisation déjà atteint, rappelons-le, dans certaines galanteries parmi les partitas. La Variatio 16 est, comme on l’a dit plus haut, une Ouverture, genre français par excellence.

 

Quant à la Variatio 10, il s’agit d’une fughetta, un terme italien servant déjà à désigner, on s’en souvient, dans la troisième partie de la Clavier-Übung, une petite fugue de choral, équivalant, au moins sur le plan formel, de la petite fugue des livres d’orgue français. De fait, dans la Variatio 10 en question, toutes les occurrences du sujet et de sa réponse comportent un pincé et un tremblement, notés à la française, cela va sans dire.

 

La Variatio 2 est une charmante petite sonate en trio, à deux dessus traités en imitation sur une ligne de basse continue. À cette écriture en trio s’oppose celle à quatre voix de la Variatio 22 Alla breve, autant dire in stile antico. La Variatio 25, quant à elle, est un poignant adagio en sol mineur. Motif du lamento, harmonie chromatique, saltus et autres passus duriusculi, toutes les figures de l’ancienne Affektenlehre sont encore une fois convoquées ici, pour exprimer la tristesse, la douleur et l’affliction, dans un dernier soubresaut baroque.

 

Par leur relative flamboyance, concentrée dans la forme bipartite, certaines pièces croisées évoquent l’univers des sonates d’un autre illustre contemporain, Domenico Scarlatti (1685-1757). Les pièces croisées le sont tout d’abord sur un seul clavier à la fois (Variatio 1 a 1 Clav.) ou sur un ou si l’on veut deux claviers (Variatio 5 a 1 ovvero 2 Clav.). Mais bien vite, c’est l’usage systématique des deux claviers qui s’impose dans les pièces croisées (variations 8, 11, 14, 17, 20, 23, 26, 28 et 29), moins pour distinguer les rares unissons qui s’y rencontrent parfois (variations 8, 11, 17, 20, 23 et 26), que pour laisser à chacune des deux mains une totale liberté de mouvement sur l’un et l’autre clavier simultanément. Cette utilisation des deux claviers vise une appropriation de l’espace sonore tout entier de chacun d’eux en même temps, dans le prolongement de la tradition française des pièces de clavecin dites croisées. Dans les Variations Goldberg, les pièces croisées sont avant tout destinées à créer l’émerveillement (Verwunderung).

 

Certaines variations qui ne sont pas des pièces croisées requièrent pourtant également l’usage des deux claviers. Ce sont celles qui ont un chant très orné à la main droite avec un accompagnement à deux voix à la main gauche (variations 13 et 25). Les variations 7 et 29, quant à elles, sont à un ou si l’on veut deux claviers (a 1 ovvero 2 Clav.), c’est-à-dire qu’elles peuvent se jouer à un ou deux claviers, alternativement ou pas, avec ou sans l’octave. La variatio 29, quant à elle, peut en outre, en l’absence d’unissons, avoir les claviers accouplés ou pas. Enfin, bien qu’il ne comporte ni croisements ni unissons, le dernier canon, à la neuvième, à deux voix, est à deux claviers lui aussi.

 

Restent les neuf canons (variations 3, 6, 9, 12, 15, 18, 21, 24 et 27). L’art canonique, tel que Bach l’a cultivé durant toute sa vie, constitue sans doute l’expression la plus élevée de la culture musicale allemande. Les neuf canons forment à cet égard l’épine dorsale des Variations Goldberg, en ce qu’ils ne se réfèrent à aucun élément d’ordre formel ou stylistique extérieur à eux-mêmes. Ils sont de la musique pure.

 

Sauf le canon à la neuvième, tous les canons sont écrits à trois voix. Les deux dessus sont traités en imitation canonique sur une ligne de basse savamment composée. Il en résulte chaque fois un trio si organique et inaliénable que les deux voix en canon et la ligne de basse semblent s’engendrer mutuellement et simultanément. Cette tension dialectique culmine avec le canon à la neuvième, un bicinium sans basse. Nous y reviendrons.

 

Chaque canon procède par un intervalle particulier, en partant de l’unisson dans la Variatio 1, jusqu’à la neuvième dans la Variatio 27. Seuls les canons à la quarte (Variatio 12) et à la quinte (Variatio 15), pour des raisons évidentes liées à la nature de ce type d’imitation, procèdent en plus par mouvement inverse entre les deux dessus. Enfin, deux canons sur neuf sont en mineur, le canon à la quinte (Variatio 15) et celui à la septième (Variatio 21), portant à trois le nombre total de pièces en mineur dans le cycle tout entier.

 

Dans le canon à la neuvième, l’intrication des deux voix est telle qu’elles deviennent elles-mêmes, à tour de rôle, leur propre mélodie et leur propre basse en même temps. Cette interchangeabilité de la basse et de la mélodie était pressentie dans le canon à l’octave. Dans chacune des deux moitiés de la Variatio 24, en effet, l’ordre d’imitation des deux dessus s’inverse à mi-chemin, un procédé auquel aucun autre canon jusque-là n’avait recours. Le canon à la neuvième, à l’instar des quatre canons à venir de l’Art de la fugue, à deux voix également, montre bien le lien qui unit consubstantiellement mélodie et harmonie, ainsi que le rôle de l’art canonique, autant dans l’invention mélodique que dans la connaissance harmonique raisonnées.

 

La Variatio 30 est un Quodlibet et non un canon à la dixième. Ce Quodlibet annonce donc, avec ses mélodies issues de la tradition populaire, en forme de « Kehraus » et traitées en contrepoint libre, la fin imminente du cycle. Elles ont pour titre «Ich bin so lange nicht bei dir g(e)west, ruck her, ruck her, ruck her» et «Kraut und Rüben haben mich vertrieben». Cette dernière est une variante de l’ancestrale mélodie de la Bergamasca, arrangée pour le clavier par tant d’illustres devanciers, notamment Samuel Scheidt (1587-1654) et Girolamo Frescobaldi (1583-1643), pour ne citer parmi les plus grands que ceux dont les arrangements étaient connus de Bach.

 

Par le rationalisme à l’origine de leur profondeur musicale (Tiefsinnigkeit), les canons des Variations Goldberg assignent à la musique allemande une place désormais singulière dans le concert des nations, dominé alors par la France et l’Italie, une place qu’elle n’occupait du reste pas encore dans l’œuvre même du compositeur, quelques années seulement auparavant, aux côtés du Concerto dans le goût italien BWV 971 et de l’Ouverture à la française BWV 831, formant la deuxième partie de la Clavier-Übung. Les Variations Goldberg, à la fois tendres et gaies, conformément à la demande de comte, sérieuses enfin, cela va sans dire, débordent ainsi largement le strict cadre de l’instrument à clavier, qu’elles consacrent.

 

Ainsi prend fin le projet d’intégrale des œuvres pour clavier de Johann Sebastian Bach, en quinze volets, vingt-cinq récitals et trente-six académies, donnés de septembre 2013 à mai 2015, sur les deux clavecins, le clavicorde à pédalier et deux des trois orgues historiques à dAM | Espace de Andrés-Missirlian. (PMM)