image August Grenser, taille de hautbois, 1780, Musée de la musique, Paris
Numeriser3 Carl Philipp Emanuel Bach, Sonate en sol mineur pour hautbois et basse continue Wq 135 (Adagio), autographe, Conservatoire royal de musique, Bruxelles
Teschemacherweb Orgue Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770) | © photo Magali Koenig

24.4.2016, 17h

Bleu de Prusse

Œuvres de C. P. E. Bach, J. Ph. Kirnberger et C. L. Matthes

Vivian Laurence Berg, hautbois baroque et hautbois classique | Patrick Montan-Missirlian, clavecin et orgue

Programme

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)

Sonate pour hautbois et basse continue en sol mineur Wq 135:
Adagio – Allegro – Vivace

Sonate prussienne n°3 en mi majeur Wq 48:
Poco Allegro – Adagio – Presto

Johann Philipp Kirnberger (1721-1783)

Sonate pour hautbois et basse continue en si bémol majeur:
Adagio – Allegro – Tempo di Minuetta, variazioni I, II et III

Carl Philipp Emanuel Bach

Arioso avec 7 variations en fa majeur Wq 118/4*

Carl Ludwig Matthes (18ème siècle)

Sonate pour hautbois** et basse continue* en mi bémol majeur:
Allegro – Adagio – Allegretto

Vivian Laurence Berg, hautbois baroque et hautbois classique (**)
Patrick Montan-Missirlian, clavecin et orgue (*)

 

Présentation

Le titre de ce programme évoque le pigment bleu profond découvert à Berlin au début du 18ème siècle et très rapidement adopté, entre autres, par les peintres du rococo, afin de solenniser le satin des habits, le velours des tentures, la soie des tapis et autres apanages de l’aristocratie. Couleur emblématique du royaume de Prusse, le pigment en question fut à l’origine d’un formidable engouement dans l’Europe tout entière. En France, le peintre Antoine Watteau (1684-1721) y recourt dans les années 1710 déjà.

 

Dans le contexte musical, le bleu de Prusse fait naturellement référence à l’anecdote aussi fameuse que sujette à caution, rapportée en 1792 par le compositeur allemand Carl Friedrich Cramer (1752-1807), selon laquelle Johann Sebastian Bach (1685-1750), lors de la visite de 1747 à la cour de Potsdam, aurait raillé le style de son fils Carl Philipp Emanuel (1714-1788), le qualifiant de «bleu de Prusse, tantôt déteint» (s’ist Berliner Blau! s’verschiesst).

 

Si l’authenticité de cette anecdote n’est pas avérée, elle a en tout cas durablement contribué à ternir l’image que la postérité s’est faite du style galant en général, perçu comme superficiel voire frivole, et en particulier celui développé à Berlin, dès 1738, notamment par Carl Philipp Emanuel Bach, sous la désignation d’Empfindsamkeit ou empfindsamer Stil. Ce sont justement les sonates prussiennes, publiées à Berlin en 1742 et dédiées au roi Frédéric II le Grand (1712-1786), qui ont contribué à établir ce style dans le domaine de la musique pour instrument à clavier. Ainsi, la sonate n°3 en mi majeur Wq 48 au programme de ce concert, par une texture allégée n’excédant jamais trois voix, concentre toute l’attention sur les paradigmes du nouveau style, sans pour autant renier certains procédés d’écriture en imitation, hérités du contrepoint, dans le mouvement lent central notamment.

 

De 1747 précisément date l’arioso avec variations en fa majeur Wq 118/4, du moins dans sa première version, sans les deux variations finales, rajoutées en 1768. C’est l’une des œuvres parmi les plus populaires de Carl Philipp Emanuel Bach, à en juger par les nombreuses copies qui en ont été faites, jusqu’à la fin du 18ème siècle. Elles apparaissent même dans une édition pirate parisienne du compositeur et éditeur flamand Antoine Huberty (1722-1791) des années 1760, en lieu et place des deuxième et troisième mouvements de la sonate en fa majeur Wq 65/18!

 

Mais l’œuvre la plus ancienne au programme de ce concert est la sonate pour hautbois et basse continue en sol mineur Wq 135 de Carl Philipp Emanuel Bach (cf. ill.). Publiée aux alentours de 1735, soit quelques années seulement avant l’entrée du compositeur au service du futur roi Frédéric II, c’est aussi l’une de ses premières œuvres. Composée peut-être encore sous la supervision de son père, cette sonate porte pourtant déjà la marque d’un style très personnel, répondant non seulement aux exigences de simplicité, de naturel et de grâce du style galant, mais témoignant également d’une parfaite maîtrise de l’harmonie et d’une profonde intelligence des idées musicales.

 

Quelque trente-cinq ans plus tard, Carl Philipp Emanuel Bach publiera, à Hambourg, dans son Musikalisches Vielerley de 1770, deux ultimes sonates dans le style galant pour hautbois (für die Hautbois) et basse continue de Carl Ludwig Matthes, un compositeur dont on sait seulement qu’il fut musicien de chambre (Cammer-Musicus) à la cour berlinoise du margrave Friedrich Heinrich von Brandenburg-Schwedt (1709-1788). La première de ces deux sonates, en mi bémol majeur, est au programme de ce concert. L’autre sonate est en do majeur.

 

L’unité de style est frappante entre la sonate de Carl Philipp Emanuel Bach et celle de Matthes, en dépit des trente-cinq ans qui les séparent. Dans la sonate de Matthes, toutefois, la composition est déjà clairement régie par un principe de symétrie. Elle anticipe ainsi le style classique. C’est la raison pour laquelle cette sonate sera jouée pour ce concert sur un hautbois classique, accompagné pour l’occasion sur l’orgue historique Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c. 1770).

 

Développé en Allemagne dès les années 1760 par les facteurs August Grenser (1720-1807) et Jacob Grundmann (1727-1800) sous l’impulsion des hautboïstes virtuoses italiens qui se produisaient dans toute l’Europe, tels Giovanni Benedetto Platti (c. 1700-1763), pour n’en citer qu’un, le hautbois classique se distingue du hautbois baroque par une perce plus étroite et des parois plus fines. Ses anches également sont plus petites que celles du hautbois baroque, de sorte que l’instrument est plus réactif, le son étant plus focalisé, et dispose d’une plus grande tessiture. Le hautbois classique utilisé pour ce concert est précisément une copie d’un instrument de Grenser.

 

Quant à l’orgue Teschemacher, par la disposition de ses registres à caractère coloriste, c’est un témoin privilégié de l’époque même de l’Empfindsamkeit. Accordé dès l’origine au ton de la chambre (Kammerton) en usage à cette époque, son utilisation dans le cadre de ce concert de musique de chambre est tout à fait justifiée.

 

L’orgue jouait en effet un rôle central dans la vie musicale de l’aristocratie berlinoise, en particulier chez la princesse Anna Amalie de Prusse (1723-1787), sœur cadette du roi Frédéric II, elle-même musicienne et compositrice. Pour ses différents palais Anna Amalie fit construire un premier orgue en 1755 par les facteurs berlinois Peter Migendt (1703-1767) et Ernst Marx (1728-1799), puis un second en 1776 par Marx seul. L’instrument de 1755 existe toujours, conservé dans une église de Berlin-Karlshorst. C’est pour cet orgue que Carl Philipp Emanuel Bach composa les six sonates Wq 70, naturellement dédiées à la princesse. L’orgue de 1776, quant à lui, n’existe malheureusement plus.

 

La princesse Anna Amalie de Prusse, mentionnée par Carl Philipp Emanuel Bach dans son autobiographie de 1773 comme «une royale mécène» au même titre que Frédéric II, vouait pour la musique ancienne de son temps et spécialement celle de Johann Sebastian Bach une véritable passion, passion qui allait à contre-courant du goût de l’époque. Sa collection de partitions et de manuscrits rares, jalousement gardée, suscitait l’admiration et aussi la convoitise des connaisseurs. Conservée de nos jours à la Staatsbibliothek de Berlin, elle en constitue un des fonds les plus précieux pour la recherche sur la musique de Johann Sebastian Bach.

 

Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant que la princesse, dès 1758, se soit attachée les services du compositeur et théoricien Johann Philipp Kirnberger (1721-1783), probable ancien élève de Bach père à Leipzig. C’est grâce à ce maître de musique pour la composition qu’elle put parfaire ses connaissances musicales et aiguiser son sens du contrepoint. De Kirnberger nous est conservée une sonate pour hautbois et basse continue en si bémol majeur, également au programme de ce concert. La parenté de cette sonate avec celle de Carl Philipp Emanuel Bach est évidente, ne serait-ce que dans la structure même de la sonate, avec son mouvement final en forme de variations sur une basse obstinée, réactualisant dans un cas comme dans l’autre le souvenir de l’ancestral lamento baroque.

 

La période chronologique de trente-cinq ans environ que couvrent les œuvres au programme de ce concert, est assez large pour donner de l’Empfindsamkeit un aperçu d’ensemble et saisir en même temps l’esprit même de ce style, où ingéniosité et originalité sont les mots d’ordre. [PMM]

 

Disposition de l’orgue J. E. Teschemacher (Elberfeld, c. 1770)

Hohlpfeife 8’ (Cf’’’)
Flöte travers 4’ (Cf’’’)
Octav 2’ (Cf’’’) en façade (C-d’)
Violin disc. 8’ (c’f’’’)
Unda Maris disc. 8’ (c’f’’’)
Nachthorn 4’ (Cf’’’)
Vox Humana 8’ bas. (Ch)
Vox Humana 8’ disc. (c’f’’’)

Tremblant fort
Pédalier en tirasse (Cd)