Orgue_oldovino Orgue Pascoal Caetano Oldovino (Oldovini) (Évora, 1764) | photo © David Amaral
_DSC3981webmodifie Orgues Jacob Engelbert Teschemacher (c.1770) et Joseph Anton Moser (c.1767) | photo © Magali Koenig
Muffat_frontispice_Versettl Joseph Neck (F. A. Dietell sculp.), «Sainte Cécile», frontispice de «72 Versetl samt 12 Toccaten» de G. Muffat

11.12.2016, 16h00

Salve Regina pour le roi des instruments

Œuvres de P. Cornet, J. Bull, G. Frescobaldi, G. Muffat, J. S. Bach

Patrick Montan-Missirlian, trois orgues du 18e siècle

Programme

Orgue Pascoal Caetano Oldovino (Évora, 1764)

Pieter Cornet (1570/80-1633)
Salve Regina (5 versets)

John Bull (1562/3-1628)
Salve Regina (5 versets) MB 40

Orgue Joseph Anton Moser (Fribourg, c.1767)

Girolamo Frescobaldi (1583-1643)

Magnificat Primi Toni (5 versets) (extrait du Secondo Libro di Toccate)

Magnificat Secundi Toni (6 versets) (idem)

Magnificat Sesti Toni (5 versets) (idem)

Gottlieb Muffat (1690-1770)

Toccata secunda – Fuga 1-6 (extraites des 72 Versetl sammt 12 Toccaten)

Orgue Jacob Engelbert Teschemacher (Elberfeld, c.1770)

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

Praeludium et Fuga en fa mineur BWV 857 (extraits du premier volume du Clavier bien tempéré)

Partite diverse sopra il Corale Christ, der du bist der helle Tag BWV 766

 

Présentation

Le Salve Regina est l’une des principales antiennes mariales de la tradition catholique, en l’occurrence celle du temps ordinaire (période comprise entre la Trinité et l’Avent). Adressée à la Vierge Marie, cette prière chantée, dont l’origine se perd dans le Moyen-âge, appartient au répertoire du chant grégorien. Tout d’abord expression de la piété monastique – c’est Pierre le Vénérable (1094-1156), neuvième abbé de Cluny, qui a répandu l’usage de chanter le Salve Regina, notamment dans les processions –, le Salve Regina était chanté dans le cadre des offices quotidiens de la fin du jour (complies ou vêpres).

 

Le texte du Salve Regina est le suivant:

Salve, Regina, mater misericordiae.
Vita, dulcedo et spes nostra, salve.
Ad te clamamus, exsules filii Hevae.
Ad te suspiramus, gementes et flentes, in hac lacrimarum valle.
Eia ergo, Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte.
Et Jesum, benedictum fructum ventris tui, nobis post hoc exilium ostende.
O clemens,
O pia,
O dulcis Virgo Maria ! Amen.

Salut, ô Reine, Mère de miséricorde.
Notre vie, notre douceur et notre espérance, salut!
Enfants d’Ève exilés, nous crions vers vous.
Vers vous nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes.
Ô vous notre avocate, tournez vers nous vos yeux compatissants.
Et, après cet exil, faites-nous voir Jésus, le fruit béni de vos entrailles.
Ô clémente,
Ô pieuse,
Ô douce Vierge Marie ! Amen.

 

La grande popularité du Salve Regina fut à l’origine de la fondation de nombreuses fraternités spécialisées pour ainsi dire dans la dévotion mariale. L’une d’entre elles, parmi les plus célèbres, la troisième confrérie d’Anvers, fondée dès 1482, employait quatre chanteurs, douze enfants de chœur, un chantre, un organiste et un prêtre, pour chanter tous les soirs le Salve Regina, «avec la musique et les orgues».

 

Au 17ème siècle, en Flandres, la ferveur pour le culte marial n’avait rien perdu de son intensité, et ce malgré les fureurs iconoclastes du siècle précédent, comme en atteste le Kalendarium sanctissimae Virginis Mariae novissimum du théologien et éditeur flamand George Colveneer (1564-1649), publié à Douai en 1638:

 

Dans presque toutes les églises du monde chrétien, surtout dans les places fortes et les municipes, l’on a coutume, vers les cinq heures du soir, de chanter, en sus des Heures canoniales, – et cela pendant toute l’année, avec chant solennel, chœurs et orgues, – ce que l’on appelle en langue allemande les Laudes de Beata Maria et en français le Salve, du nom de cette antienne qui, ou toujours, ou du moins la plus grande partie de l’année, est chantée à cet office. Dans la Flandre et le Brabant, cette fonction est si solennelle qu’il y a plus de fidèles à ces laudes qu’à vêpres.

 

C’est justement dans ce contexte qu’ont été composés au premier tiers du 17ème siècle les versets pour orgue sur le Salve Regina de Pieter Cornet et de John Bull. Pieter Cornet (1570/80-1633) fut un organiste et compositeur des Pays-Bas méridionaux, notamment organiste à l’église St-Nicolas de Bruxelles, puis dans cette même ville à la cour de l’archiduc Albert d’Autriche (1559-1621) et de son épouse l’infante Isabelle d’Espagne (1566-1633). John Bull (1562/3-1628), quant à lui, fut un organiste et compositeur anglais, titulaire de l’orgue de la cathédrale d’Anvers dès 1615 et ce jusqu’à sa mort. Ces deux Salve Regina constituent l’un des fleurons du répertoire pour orgue de la Renaissance.

 

Conformément à la pratique liturgique dans l’église catholique d’alors, l’orgue sonnait en alternance avec le plain-chant. Sur les neuf versets que compte le Salve Regina, seuls les versets pairs étaient chantés. Les versets impairs en revanche, au nombre de cinq, étaient quant à eux confiés à l’orgue ou, pour les grandes occasions, au chœur. La monodie grégorienne et le traitement de celle-ci en polyphonie alternaient ainsi, à la manière d’un dialogue entre tradition et présent. Dans le Salve Regina, ce sont donc les versets suivants qui sont confiés à l’orgue: Salve Regina, Ad te clamamus, Eia ergo, O clemens, O dulcis Virgo.

 

Le Magnificat quant à lui est l’une des principales hymnes mariales. Dans la liturgie, le Magnificat appartient au propre et il est chanté à l’office des vêpres. Dans la tradition chrétienne, le Magnificat est le cantique chanté par la Vierge après l’Annonciation, lors de la visite que Marie rend à sa cousine Élisabeth, âgée et enceinte, dans l’épisode dit de la Visitation. Pour cette raison, le Magnificat est également appelé cantique de Marie et il est tiré de l’Évangile de Luc, 1, 46-56:

 

Magnificat anima mea Dominum,
Et exultavit spiritus meus in Deo salvatore meo.
Quia respexit humilitatem ancillae suae.
Ecce enim ex hoc beatam me dicent omnes generationes.
Quia fecit mihi magna qui potens est.
Et sanctum nomen ejus.
Et misericordia ejus in progenies timentibus eum
Fecit potentiam in brachio suo.
Deposuit superbos mente cordis sui.
Deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles.
Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes.
Suscepit Israel puerum suum, recordatus misericordiae.
Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini ujus in saecula.
Amen.

Mon âme exalte le Seigneur,
Exulte mon esprit en Dieu, mon Seigneur!
Il s’est penché sur son humble servante;
Désormais, tous les âges me diront bienheureuse.
Le Puissant fit pour moi des merveilles;
Saint est son nom!
Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent.
Déployant la force de son bras,
Il disperse les superbes.
Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles.
Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides.
Il relève Israël, son serviteur, il se souvient de son amour,
De la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance, à jamais.
Amen.

 

Les trois Magnificat pour orgue choisis pour ce programme sont extraits du Secondo Libro di Toccate (Rome, 1627) de Girolamo Frescobaldi (1583-1643), compositeur et organiste à St-Pierre de Rome. Frescobaldi est considéré à juste titre comme l’un des plus éminents compositeurs de la première moitié du 17ème siècle, au même titre que Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), compositeur et organiste à la Oude Kerk d’Amsterdam. L’un et l’autre ont eu une influence déterminante sur l’histoire de la musique occidentale à l’époque baroque.

 

Les trois Magnificat du Secondo Libro constituent la première publication de musique sacrée pour orgue de Frescobaldi. Ils anticipent en ce sens et complètent d’une certaine manière ses Fiori Musicali (Venise, 1635), un recueil formé de trois messes pour orgue, dont l’influence allait s’exercer jusqu’à Johann Sebastian Bach (1685-1750) et bien au-delà encore. Chacun des cinq à six versets que comptent ces Magnificat est caractérisé par une concision saisissante, doublée d’une extrême concentration des artifices contrapuntiques, destinée à guider l’âme par la seule puissance de la musique dans l’élévation vers la transcendance.

 

Ces trois Magnificat, si modestes puissent-ils sembler de prime abord, ont naturellement eu valeur de référence dans la liturgie des Heures, où l’orgue officiait également, comme en attestent encore, un siècle plus tard, les 72 Versetl sammt 12 Toccaten du compositeur et organiste autrichien Gottlieb Muffat (1690-1770). Ce recueil pour orgue, publié à Vienne en 1726, est composé de douze toccate regroupées selon les douze tons ecclésiastiques et suivies chaque fois de six petites fugues sur des sujets différents, en l’occurrence les Versetl ou petits versets, auxquels le recueil doit son titre.

 

Ces courtes pièces pouvaient servir aux offices de vêpres et à la plupart des offices chantés, suivant le ton requis et la circonstance. Par la maîtrise contrapuntique au sein d’une forme brève, les Versetl s’inscrivent tout à fait dans la tradition. Par leur ornementation dans le goût français, caractéristique du style galant, en revanche, ils s’inscrivent dans leur siècle et fixent dans le même temps de nouveaux modèles de référence pour une pratique de l’orgue, largement basée sur l’improvisation.

 

Dans la liturgie protestante, notamment luthérienne, la fonction de l’orgue ne consiste pas dans l’alternance avec la prière chantée, mais dans le soutien du chant de l’assemblée, précisément chant choral. Le choral est donc tout à fait central dans le culte protestant. Conformément aux idées de la Réforme, le texte n’est plus en latin, mais en langue vernaculaire.

 

Dans les variations ou partite de Johann Sebastian Bach sur le choral Christ, der du bist der helle Tag BWV 766, le choral en question est dérivé en l’occurrence – ce n’est pas exceptionnel – de l’ancienne hymne grégorienne Christe, qui lux es et dies, chantée pendant le Carême à l’office de complies (dernière prière chantée du jour) et glorifiant le Christ, Lumière du Monde.

 

La tonalité sombre de fa mineur choisie par Bach pour ces partite n’est certes pas un hasard dans un tel contexte. Dans la théorie musicale de l’époque, le ton de fa mineur est décrit en effet comme obscur et plaintif. Fa mineur est le ton de la mélancolie la plus sombre – celle bien sûr de la Passion à venir –, mais une douce mélancolie teintée aussi d’espoir, du même espoir lié à la promesse de la résurrection que dans le Salve Regina.

 

Le texte de la première strophe de ce choral luthérien est le suivant:

Christ, der du bist der helle Tag,
Vor dir die Nacht nicht bleiben mag;
Du leuchtest uns vom Vater her
Und bist des Lichtes Prediger.

Christ, lumière de nos jours,
Dans nos ténèbres le secours;
Du Père vous vient la clarté
Pour enseigner la vérité.

 

Enfin, la tonalité de fa mineur évoque bien sûr le souvenir du maître de Bach à Lunebourg, le compositeur et organiste de la Johanniskirche, Georg Böhm (1661-1733). Les deux suites pour clavier en fa mineur de ce compositeur étaient bien connues du jeune Bach. Elles figurent en effet dans l’un des principaux recueils de musique de clavier ayant appartenu à la famille Bach, en l’occurrence le manuscrit Möller. Les partite de Bach sont en outre la preuve de la filiation musicale entre les deux compositeurs, une filiation confirmée par la découverte en 2006, dans les archives de la Herzogin Anna Amalia Bibliothek de Weimar, des plus anciens autographes de Bach.

 

Le prélude et fugue BWV 857, en fa mineur également, extrait du premier volume du Clavier bien tempéré n’est pas véritablement une pièce liturgique. En Allemagne, toutefois, le prélude et fugue pour orgue est dès l’origine la forme de prédilection choisie par les organistes pour introduire et ponctuer le culte luthérien. Outre la tonalité, c’est l’écriture en style brisé du prélude qui établit ici le lien musical avec les variations sur le choral Christ, der du bist der helle Tag et plus précisément avec la dernière variation.

 

Les œuvres au programme de ce concert sont une exaltation jubilatoire et ingénieuse des valeurs de miséricorde, d’espoir, de compassion et de douceur de la foi chrétienne, mais des valeurs avant tout profondément spirituelles et humaines. [PMM]