28.5.2023, 17h
Récital Johann Sebastian Bach, «Clavier-Übung», troisième partie (1739)
Patrick Missirlian, orgue
Places limitées, réservations: contact@espacedam.ch
Collecte, prix indicatif minimum: 40 frs.
Programme
Présentation
L’orgue à l’honneur de ce concert est un instrument hollandais construit vers 1760, sur le modèle des cabinets d’orgue (kabinet orgels, dits également huisorgels, c’est-à-dire orgues de maison) du célèbre facteur d’orgues Christian Müller (1690–1763) à Amsterdam, auteur du prestigieux orgue de 1738 en l’église St-Bavon de Haarlem. Si le plan du sommier et la disposition sonore de notre orgue sont tout à fait caractéristiques des cabinets d’orgue de Christian Müller, une attribution à ce dernier ne semble toutefois pas probable. En effet, la façade tripartite avec le champ central surélevé, typique des traditions de facture allemandes du Sud (notamment suisse et autrichienne), est un indice d’ordre visuel qui plaide en faveur d’un autre facteur aux Pays-Bas, le seul connu pour avoir construit des cabinets d’orgue avec ce type de façade: Johannes Mitterreither (*1732–†1800), originaire de Graz en Styrie (Autriche) et de confession catholique.
Par ailleurs, la disposition sonore de l’orgue, autrement dit l’ensemble des registres qui le composent, presque identique à celle des derniers cabinets d’orgue de Christian Müller (La Haye, église St-Jacques, c.1755 et Haarlem, Frans Hals Museum, c.1760), se distingue quant à elle par la présence d’un demi-registre de Viola da gamba 8′ D, en lieu et place de la tierce 1′ 3/5 D dans les instruments de Müller. Cette singularité est un autre indice fort, en l’occurrence musical, en faveur d’un facteur issu de l’Allemagne méridionale ou centrale, où ce registre, au début du 18e siècle déjà, en remplace d’autres jugés obsolètes – par exemple le Gemshorn dans l’orgue de Mühlhausen (Divi Blasii) que Johann Sebastian Bach fait changer en 1708 au profit d’une Viola da gamba. Enfin, caractéristique tant visuelle que musicale, la présence en façade, dans les champs latéraux, des tuyaux de l’Octaaf 2′ – ceux du champ central surélevé sont «muets» –, est également un signe distinctif. Aucun des cabinets d’orgue connus de Christian Müller n’a de façade «parlante».
Outre Johannes Mitterreither, d’autres facteurs d’orgues, en lien avéré ou supposé avec Christian Müller, pourraient éventuellement encore entrer en ligne de compte, notamment le facteur originaire de Schaffhouse, Johann Schnetzler (1710-1785), qui a œuvré à la construction de 1735 à 1738 de l’orgue de St-Bavon, avant de s’établir à Londres dès c.1741, ainsi que Johann Caspar König (1726-1763), établi à Sittard (Limbourg néerlandais), ou son frère Christian Ludwig König (1717-1789), dont l’atelier se trouvait à Cologne.
À défaut d’une signature manuscrite de Johannes Mitterreither dans l’instrument, restent les inscriptions gravées à la pointe sur les tuyaux en métal, correspondant au nom des notes (c, d, e, f, g, a, b et h), afin de corroborer l’hypothèse d’attribution. Leur graphie est comparable, selon nous, à celle relevée sur les tuyaux des orgues d’église, construites par Johannes Mitterreither à Leiden (Lodewijkskerk, 1769 et Lokhorstkerk, 1774) et Berlikum (Koepelkerk, 1780). De même, pour la numérotation à la mine de plomb des soupapes, identique dans le cabinet d’orgue signé Johannes Mitterreither et daté de 1795 (collection privée, Pays-Bas).
Bien que Johannes Mitterreither ait été considéré par ses contemporains aux Pays-Bas comme l’un des meilleurs facteurs allemands, au même titre que Silbermann, Schnitger, Bätz, Hinsz, König et Müller, son œuvre reste pourtant encore à découvrir. Qui plus est, la destruction dans l’incendie de 1838 de l’orgue à trois claviers de 1774 à Hoorn (Grote Kerk), son opus maximum, n’a pas permis à la postérité de prendre la pleine mesure de son art. La découverte de petits instruments encore inconnus de Johannes Mitterreither – à part le nôtre, deux autres sont conservés aux Pays-Bas –, est donc d’autant plus réjouissante qu’elle contribue, même modestement, à préciser l’image que nous nous faisons de ce facteur.
C’est justement en raison de ces connaissances encore lacunaires et parfois confuses qu’il vaut la peine de détailler ici quelque peu la biographie du facteur à la lumière de nos recherches récentes. Johannes Joseph [Andreas] Mitterreither (*20.11.1732 Graz – †20.1.1800 Leiden) est issu d’une dynastie de facteurs d’orgues originaires de Mitterreit, dans la paroisse de Prien am Chiemsee, en Haute-Bavière. Son père Johann Georg (*c.1680 Mitterreit (?) – †2.7.1747 Graz) est mentionné comme établi à Graz en 1707, quand il épouse en premières noces Maria Catharina Dilleman (? – †17.10.1711 Graz) le 15 février 1707 à Wildon. Sont également facteurs deux frères de ce dernier, Franz (*c.1685 Mitterreit (?) – †16.5.1752 Landshut), actif à Landshut, et Andreas (*1688 Mitterreit (?) – †21.12.1765 Altötting), actif à Altötting, ainsi que deux autres fils, Caspar (*c.1708-1710 Graz (?) – †28.5.1779 Graz), qui reprendra en 1747 l’atelier paternel à Graz, et Anton Joseph (*7.6.1715 Graz – †11.8.1762 Arnfels/St. Johann in Saggautal), enfant issu du deuxième mariage, avec Anna Catharina Miesel (*24.11.1694 Fürstenfeld – †19.8.1759 Graz), célébré à Fürstenfeld le 18 juin 1714. Les autres frères et sœurs de Johannes Mitterreither sont Anna Theresia (demi-sœur, *16.10.1711 Graz – †14.12.1756 Graz), Maria Juliana (*8.5.1717 Graz – †24.10.1785 Ligist), Maria Cäcilia (*29.5.1718 Graz – †?), Maria Catharina (*26.11.1719 Graz – †6.5.1720 Graz), Maria Anna (*†1.5.1721 Graz), Maria Anna (*8.5.1724 Graz – 23.1.1728 Graz), Johannes Franz Xaver (*18.6.1729 Graz – †26.12.1729 Graz), Maria Clara (*4.8.1730 Graz – †18.12.1731 Graz), Anton Xaver (*6.1.1734 Graz – †?). La dynastie des Mitterreither a marqué au 18e siècle le paysage organistique du Sud de la Bavière et de la Styrie, ainsi que de leurs régions limitrophes: Tyrol du Nord, Pays de Salzbourg, Haute-Autriche, Ouest de la Hongrie, Slovénie.
Après sa formation à Graz dans l’atelier familial, Johannes Mitterreither part à l’étranger, sans doute pour se perfectionner, selon l’usage pour les facteurs d’orgues dans les pays germaniques (Wanderschaft). On ne connaît pas la date exacte de son arrivée aux Pays-Bas. En janvier 1761 toutefois, il s’installe à Gouda, en provenance de Rotterdam, où il semble avoir travaillé quelque temps pour le facteur Johan Jacob Moreau (*1729 – †après 1764). Il est alors déjà marié avec Hillegonda Ongarin (*? – †2.8.1781 Leiden), veuve d’un soldat en service à Copenhague, Gerardus Bekkers, dont elle a eu un enfant, Johan Lodewijk Bekkers (*19.9.1757 Copenhague – †4.4.1833 Anvers). Formé par son beau-père, ce dernier s’installera comme facteur d’orgues à Anvers en 1790.
Johannes Mitterreither est admis à la bourgeoisie de Gouda le 28 juin 1762. On suppose qu’il travaille dans cette ville pour Hendrik Hermanus Hess (*1735 – †1794), tandis qu’il cherche à devenir indépendant. Il y a tout lieu de penser qu’il est à l’origine de l’introduction dans les orgues de maison de Hess de la mécanique foulante (Stechermechanik), un système ingénieux, issu des traditions de facture d’Allemagne du Sud. Ce mécanisme permet, par le biais de pilotes reliant les touches du clavier aux soupapes – la laie qui contient celles-ci étant alors placée au-dessous du clavier –, de gagner de la hauteur pour loger la tuyauterie et de limiter le nombre d’abrégés au strict minimum. L’espace intérieur de l’orgue ainsi rationalisé, le plan du sommier peut suivre l’ordre chromatique des touches du clavier sur presque toute son étendue, les plus gros tuyaux correspondant aux notes graves étant répartis quant à eux de part et d’autre du buffet. L’apparition de la mécanique foulante dans les instruments de Hess, une des caractéristiques de l’école de Gouda, aura une influence majeure sur toute la production hollandaise d’orgues de maison dans la seconde moitié du 18e siècle. Construit sur un modèle de Christian Müller, notre orgue dispose toutefois de la mécanique traditionnelle dite suspendue.
En octobre 1767, Johannes Mitterreither achète une maison à Gouda, qu’il revend en juin 1769, pour s’installer à Leiden, où il ouvre son atelier. Deux filles naissent de son mariage avec Hillegonda Ongarin: Maria Catharina (*9.5.1770 Leiden – †4.7.1792 Leiden) et Johanna (*14.11.1772 Leiden – †6.2.1830 Vrijenban). Le 13 avril 1782, il épouse en secondes noces Maria van Gils (*11.7.1744 Breda – †7.1.1802 Leiden). À la mort du facteur en 1800, l’atelier n’aura pas de repreneur. Johannes Mitterreither a construit aux Pays-Bas une trentaine d’orgues, dont une dizaine d’orgues de maison, outre des travaux d’entretien et de réparation.
On ne sait rien de notre instrument jusqu’à sa découverte en 1940 dans une grange à Barendrecht, au sud de Rotterdam, par Henk van den Hooven (*1898-†1959), brocanteur-antiquaire, organiste amateur et facteur d’orgues amateur à Rotterdam. Lors du bombardement de la ville cette année-là, sa maison est entièrement détruite, y compris un orgue construit par lui-même. Acheté 200 florins, l’orgue trouvé à Barendrecht par Henk van den Hooven est remis en état. De 1951 à 1963, il sert d’orgue de chœur en l’église St-Jean à Gouda. Le fils de Henk van den Hooven, l’organiste Nico van den Hooven (*1933-†1991), en hérite en 1959 et le fait restaurer en 1966. L’orgue est ensuite acquis en 1970 par l’église réformée de Leiderdorp. De 1977 à 2000, il est la propriété du musicologue et organiste Arend Jan Gierveld (1932-2006), spécialiste des orgues de maison néerlandaises et auteur de leur catalogue raisonné (Het Nederlandse huisorgel in de 17de en 18de eeuw, Utrecht, 1977). Gierveld date l’instrument d’environ 1755 (cat. n° 375). L’orgue appartient de 2000 à 2016 à Dinno van Breugel à Eindhoven. Acquis en 2016, l’instrument est restauré par Henk van Eeken à Herwijnen, avant sa venue à Romainmôtier en octobre 2022.
Suivant la tradition des orgues de maison néerlandaises, l’instrument se présente comme une grande armoire à commode, en chêne, haute de 243 cm, le corps supérieur à deux ventaux et le corps inférieur muni de deux tiroirs feints, de dimensions inégales, de forme bombée pour l’inférieur et concave pour le supérieur. Les panneaux enchâssés des volets sont en bois de palissandre. Les ferrures de poignée et de serrure en laiton des faux tiroirs ne sont pas d’origine, comme le montre une photographie ancienne où ils n’étaient pas présents. Une ceinture centrale fermée par un panneau étroit accueille le clavier coulissant, plaqué d’ivoire pour les marches et leur fronton, d’écaille de tortue pour les feintes. Les registres sont distribués symétriquement de part et d’autre du clavier, en deux colonnes de six boutons. Le meuble prend appui à l’avant sur des pieds boules et à l’arrière sur des pieds droits.
Le corps supérieur est surmonté d’une corniche composée d’un arc central, de replats médians pouvant servir de tablettes à garniture et de cintres latéraux formant des contre-courbes. La corniche est coupée en son sommet d’un cartel à motifs de coquille, fleurette, rocaille et guirlande qui fait office de console prévue pour porter également une garniture. Le meuble est à angles tronqués, ce qui adoucit sa silhouette. Volets fermés, il présente une certaine retenue décorative, qui contraste avec son exubérance, une fois l’instrument ouvert. Le corps inférieur proportionnellement bas par rapport à la hauteur du corps supérieur confère à la façade tripartite de l’instrument un aspect monumental, amplifié par les dimensions généreuses des volets. La qualité architecturale du dessin de façade tient dans la parfaite continuité entre l’arc central et les montants de division, produisant un effet de niche voûtée.
Les façades des cabinets d’orgue néerlandais placent presque toujours les plus grands tuyaux dans le champ central, les champs latéraux accueillant les tuyaux plus petits dans une diminution échelonnée vers l’extérieur. Comme on l’a dit, aux Pays-Bas, on ne trouve que chez Johannes Mitterreither cette division du champ central sur deux nivaux, dont le supérieur accueille un nombre important de plus petits tuyaux, selon une tradition propre à l’Allemagne du Sud. On observe du reste un dispositif semblable dans les façades des orgues de la famille Mitterreither en Autriche (cf. orgue Johann Georg Mitterreither, Marktkirche, Übelbach, 1745; orgues Caspar Mitterreither, Friedhofskirche, Pischelsdorf, 1751 et Schlosskirche Eggenberg, Graz, 1759) et en Haute-Bavière (cf. orgue Andreas Mitterreither, Kirche Maria am Mösl, Arnsdorf, 1745).
Le «cœur» de l’instrument, devant lequel se place le lutrin, révèle un décor sculpté à claire-voie et doré particulièrement exubérant. La composition représente une tablette portant un cartouche aveugle en forme de cœur asymétrique intégré dans des entrelacs capricieux de rocaille et de feuilles d’acanthes. Inspiré probablement d’un modèle gravé, cet élément de décor rococo, si présent, occupant la moitié inférieure du champ central de la façade, est unique dans le corpus des cabinets d’orgue néerlandais du 18e siècle. S’agit-il ici d’une réminiscence de l’exubérance catholique propre aux décors des orgues d’Allemagne du Sud? Par ailleurs, comme c’est l’usage aux Pays-Bas, les sommets et les pieds des tuyaux sont dissimulés par des motifs sculptés et dorés de feuilles d’acanthes et de rocailles qui propagent sur la façade symétrique l’exubérance asymétrique du rococo.
Œuvre-clé pour éclairer les débuts de Johannes Mitterreither dans sa carrière aux Pays-Bas et l’histoire des cabinets d’orgue hollandais dans la seconde moitié du 18e siècle, l’instrument à l’honneur de ce concert est d’autant plus précieux, qu’il est, en l’absence d’autre document, le seul témoin d’un lien plus que probable, établi peut-être à l’occasion de la construction des orgues Müller à Alkmaar (Lutherse Kerk, 1755) ou à Beverwijk (Grote Kerk, 1756), entre le facteur d’Amsterdam et celui de Graz. Notre orgue Johannes Mitterreither intègre ainsi le meilleur de la tradition de facture hollandaise, tout en se singularisant tant sur le plan visuel que sonore, par des apports issus de l’Allemagne du Sud: la façade caractéristique et la Viola da gamba.
Pour inaugurer cet instrument et faire suite au concert précédent (les variations Goldberg BWV 988 de Johann Sebastian Bach, quatrième partie de la Clavier-Übung, 1741), un programme s’impose: la troisième partie de la Clavier-Übung, parue à Leipzig en automne 1739 sous le titre: «Dritter Theil der Clavier Übung bestehend in verschiedenen Vorspielen über die Catechismus- und andere Gesänge vor die Orgel: Denen Liebhabern, und besonders denen Kennern von dergleichen Arbeit, zur Gemüths Ergezung verfertiget von Johann Sebastian Bach, Koeniglichen Pohlnischen, und Churfürstlichen Sächsischen Hoff-Compositeur, Capellmeister und Directore Chori Musici in Leipzig. In Verlegung des Authoris.»
Dans sa structure, la troisième partie de la Clavier-Übung suit le déroulement de la messe luthérienne. À l’introït correspond en effet le prélude en mi bémol majeur BWV 552; au Kyrie, les chorals Kyrie, Gott Vater in Ewigkeit BWV 669 et 672, les Christe, aller Welt Trost BWV 670 et 673, les Kyrie, Gott heiliger Geist BWV 671 et 674; au Gloria, les chorals Allein Gott in der Höh sei Ehr BWV 675 et 676, ainsi que la petite fugue sur ce choral BWV 677; au choral après l’Épître, le choral Dies sind die heiligen zehn Gebot BWV 678, ainsi que la petite fugue sur ce choral BWV 679; au Credo, le choral Wir glauben all an einen Gott BWV 680, ainsi que la petite fugue sur ce choral BWV 681, à la prière avant la consécration, les chorals Vater unser im Himmelreich BWV 682 et 683; à l’Eucharistie, les chorals Christ unser Herr zum Jordan kam BWV 684 et 685, ainsi que les chorals Aus tiefer Not schrei ich zu dir BWV 686 et 687; à la Communion le choral Jesus Christus unser Heiland BWV 688, ainsi que la fugue sur ce choral BWV 689 et peut-être aussi les quatre duetti BWV 802-805; enfin à la sortie, après la Bénédiction, la fugue en mi bémol majeur BWV 552.
Tous les arrangements de chorals, qu’ils soient pour le temps ordinaire (Kyrie et Gloria de la messe allemande) ou qu’ils appartiennent au catéchisme luthérien traditionnel, sont en deux versions, la première pour orgue avec pédale obligée (das Pedal gantz obligat tractiret) et l’autre pour orgue manualiter, c’est-à-dire pour le clavier manuel seul, sans pédalier, tels que sont construits la plupart des cabinets d’orgue. Ce sont les pièces de cette dernière catégorie qui constituent le programme de ce concert en forme de «petite messe d’orgue», le programme par excellence pour consacrer un instrument tel que l’orgue Johannes Mitterreither (PM/AdA).
Disposition de l’orgue de l’orgue Johannes Mitterreither (Hollande, c.1760)
Holpijp 8′ B/D
Fluit 4′ B/D
Quint 3′ B/D
Octaaf 2′
Gemshoorn 2′
Viola da gamba 8′ D
Prestant 8′ D
Tremulant
Ventiel