Date à définir
Johannes Tobler (*18.12.1720 Rehetobel – †16.11.1783 Rehetobel) est un facteur d’orgues oublié aujourd’hui, qui semble pourtant avoir été l’initiateur d’une tradition de facture d’orgues de maison (Hausorgeln), propre au canton protestant réformé d’Appenzell Rhodes extérieures. Contemporain de Wendelin Looser (*1720 – †1790), à l’origine quant à lui d’une tradition de facture d’orgues de maison dans le Toggenbourg voisin, il était également organiste, maître d’école ainsi que conseiller et secrétaire de la commune paroissiale de Rehetobel (Kirchhörischreiber ou Copeyschreiber). Il était le petit-neveu de son éminent homonyme Johannes Tobler (*1696 Rehetobel – †1765 New Windsor, Caroline du Sud), mathématicien et astronome autodidacte passionné d’orgue, homme politique (Landeshauptmann, 1731-33), concepteur de machines, producteur textile (Fergger ou Fabrikant) et fermier, mais aussi publiciste fondateur et éditeur dès 1722 du fameux Appenzeller Kalender, un almanach publié sans interruption jusqu’à nos jours. Tous les numéros jusqu’en 1736, année où il émigre vers l’Amérique, victime de harcèlement politique, le représentent en couverture, assis à sa table de travail en face d’un petit orgue (ill.).
Fils de Hans Tobler (*19.8.1694 – †8.9.1741) et d’Anna Kast (*16.6.1700 – †8.7.1754), Johannes Tobler épouse Barbara Lancker (*26.8.1723 Rehetobel – †2.3.1766 Rehetobel) à Rehetobel le 29 octobre 1745. Naîtront alors Anna (*30.7.1746 – †5.4.1747), un enfant mort avant baptême (*†13.12.1747), Johannes (*4.12.1748 – †12.3.1749), Johannes (*28.8.1751 – †11.9.1772 Givet, Hainaut [sic]), Anna (*11.8.1753 – †?), Leonhard (*20.8.1755 – †20.2.1808 Mitau, Courlande), Ulrich (*21.11.1757 – †?), Conrad (*4.6.1760 – †1.1.1762), Cathrin (*10.11.1762 – †?) et Magdalena (*22.2.1766 – †?). Après la mort de sa femme suite à la naissance de la dernière fille, Johannes Tobler épouse Magdalena Äugster (*16.11.1723 – †15.3.1782) le 30 janvier 1767. Johannes, fils illégitime (*26.11.1773 – †22.9.1787), naît d’une liaison avec Anna Kast (*19.8.1750 – ?). Ses charges d’organiste de paroisse, exercées dès 1745, de maître d’école, dès 1750, de conseiller de la commune paroissiale, dès 1757, et enfin de secrétaire, dès 1759, lui sont immédiatement retirées. Le 1er mai 1774, le divorce d’avec Magdalena Äugster est prononcé. Il meurt le 16 novembre 1783 à Rehetobel, dans sa maison à Unterer Michlenberg. Son fils Leonhard, également facteur d’orgues et aubergiste, lui succède comme organiste en 1773 à Rehetobel. Ce dernier devient aussi le premier organiste du premier orgue installé depuis la Réforme, en 1782, en l’église de Wald, le village voisin. À sa mort en 1808, la relève comme organiste est assurée dans la famille par un petit-cousin, Johannes Conrad Tobler (*23.12.1781 – †20.2.1861), en charge à Rehetobel et à Wald de 1808 à 1845.
On ignore où et comment Johannes Tobler s’est formé comme facteur d’orgues. On suppose qu’il a œuvré plus ou moins en autodidacte, compte tenu de certains détails de facture dans ses instruments, et qu’il a lui-même formé son fils Leonhard, dont l’activité de facteur d’orgues est avérée. Tous deux semblent avoir eu une production limitée. Seule une douzaine d’instruments sont parvenus en effet jusqu’à nous, tous non signés, pour la période qui s’étend de 1761 à 1808. Les plus anciens sont encore construits avec un clavier de 45 touches, d’une étendue de quatre octaves de C/E-c’’’, avec l’octave courte dans la basse. Les autres ont un clavier de 49 touches d’une étendue de quatre octaves de C à c’’’, avec l’octave chromatique complète. Sur cette base, nous pouvons attribuer cinq orgues à Johannes Tobler et sept à son fils Leonhard. Dans une logique de production manufacturière inspirée peut-être par l’industrie textile florissante dans la région, le facteur d’orgues a probablement sous-traité la réalisation des différentes parties de l’instrument à des corps de métier spécialisés (menuisier, fondeur, tuyautier, ferronnier, peintre, sculpteur ornemaniste, etc.), avant le montage et les ajustements dans son propre atelier. En comparaison, Wendelin Looser et son fils Joseph, au Toggenbourg, ont construit dans leurs ateliers, entre 1754 et 1817, plus de 80 instruments.
Quoi qu’il en soit, ces situations différentes rendent compte de la détermination des artisans à se réapproprier, sous l’impulsion conjuguée des courants piétistes et des Lumières, une tradition de facture interrompue au 16e siècle par la Réforme dans les régions protestantes de Suisse. La présence dès 1719 à Rehetobel du premier orgue réintroduit dans une église après la Réforme en Appenzell Rhodes extérieures – le deuxième est celui de Wald en 1782 – a certainement joué un rôle important dans l’émergence de cette activité de facture. Aujourd’hui disparu, il s’agissait d’un orgue commandé à Matthäus Abbrederis (*1652 – †1725), fameux facteur d’orgues établi à Rankweil dans le Vorarlberg autrichien voisin. Ce facteur catholique a marqué le paysage organistique de la Suisse orientale à la fin du 17e et au début du 18e siècle, en y construisant un bon nombre d’instruments d’église. L’impulsion de la commande pour l’orgue de Rehetobel revient sans doute au savant autodidacte et passionné d’orgue Johannes Tobler mentionné ci-dessus, ainsi qu’au pasteur Johannes Meyer (*c. 1691 – †1725) et peut-être surtout à son épouse Anna Barbara Zeller (*1683 –†?). Elle-même issue d’une famille de pasteurs éclairés amateurs d’orgue, son frère Anton (*1689 – †1754) est à l’origine de la première réintroduction d’un orgue dans une église réformée au Toggenbourg, à Krummenau, entre 1714 et 1720. Il s’agissait d’un orgue de maison, construit à Rheineck par Johann Jacob Messmer (*1648 – †1707), ayant appartenu à leur oncle Peter Zeller (*1655 – †1718). Anna Barbara Zeller sera la première organiste de l’orgue de Rehetobel.
Notre orgue porte la date de 1761, peinte sous la corniche. Occupant le corps inférieur, la soufflerie est constituée de deux soufflets parallèles servant de réservoir et placés au-dessus d’un troisième soufflet fonctionnant comme une pompe. Les deux soufflets formant le réservoir semblent avoir été prévus au départ pour être actionnés par un souffleur (Calcant), tirant alternativement sur deux courroies, pour alimenter l’orgue en vent. Le facteur d’orgues a manifestement changé d’idée en cours de construction, en ajoutant un troisième soufflet sous les deux autres, pour permettre à l’organiste de produire lui-même le vent, par l’action d’une pédale placée sous ce nouveau dispositif. L’analyse dendrochronologique effectuée sur les plateaux indique l’hiver 1759-1760 comme période d’abattage de l’arbre et confirme de fait l’hypothèse d’un repentir plutôt que celle d’un réemploi de soufflets provenant d’un orgue plus ancien, comme nous avions pensé tout d’abord. Comme cette caractéristique de facture ne se retrouve plus dans les autres instruments, l’orgue de 1761 pourrait bien être l’opus 1. Le deuxième instrument connu, construit dès lors avec le nouveau système d’un seul soufflet-réservoir, plus large, alimenté par la pompe à pédale, est conservé à la Galerie Bruno Bischofberger à Männedorf ZH. Il présente la date de 1763 en corniche, apparente sous le repeint. Le troisième serait celui du Kulturmuseum à St-Gall (c. 1765-1770), tandis qu’un quatrième, conservé dans une maison privée (Haus Vorder Ächern, c. 1765-1775) à Amden SG, évoque plutôt la transformation d’un orgue plus ancien, d’un autre facteur. Le dernier instrument serait l’orgue qui se trouve aujourd’hui dans la chapelle Nossadunna digl Agid, à Lumbrein GR (c. 1770-1780).
Quant à Leonhard Tobler, il aurait construit les orgues suivants: Musée national suisse, Zurich (1785, reconstruction d’un orgue plus ancien), Harmonium- & Orgel-Museum, Liestal BL (c. 1790), Schlosskapelle Oetlishausen, Hohentannen TG (c. 1790), Museum Heiden AR (c. 1795-1800), National Museum of American History, Washington D.C. (1803), collection particulière, Ebnat-Kappel (c. 1805). Le seul orgue d’église qu’on lui connaisse, un grand instrument de 20 registres construit en 1804 pour Neukirch-Egnach TG, dut être remplacé en 1807 déjà par un nouvel instrument de Johann Baptist Lang (*1747 – †1816), actif à Überlingen. Marié le 14 octobre 1785 avec Elisabeth Spiess (*15.3.1752 – 19.8.1804), veuve de Hans Jacob Rechsteiner (*? – †1785), dont elle a eu deux filles, Anna Barbara (*1774 – †?) et Elsbeth (*1777 – †?), le couple n’aura pas d’enfants. La maison qu’ils habitent, sise à Hüseren, au centre de Rehetobel, provient de son épouse. Outre l’atelier du facteur, elle abrite également une auberge, le «Hirzen» («Hirschen»). De fait, Leonhard Tobler est désigné dans les sources comme le «Hirzenwirt» («Hirschenwirt») à Hüseren. Cette maison est entièrement détruite par l’incendie qui ravage le village le 9 avril 1796, puis reconstruite. La déclaration de sinistre faite à cette occasion est le seul document d’archive révélant la présence d’un atelier de facture d’orgues en Appenzell Rhodes extérieures pour tout le 18e siècle. L’affaire de l’orgue de l’église de Neukirch-Egnach, sur fond de pénurie sévère en Suisse provoquée par les guerres napoléoniennes, est peut-être à l’origine du départ de Leonhard Tobler pour la Courlande (région de l’actuelle Lettonie), où il meurt le 20 février 1808 à Mitau (Jeglava).
L’instrument mesure 197 x 171 x 103 cm. Il se présente sous la forme d’un buffet deux-corps fait en sapin et décoré selon la tradition alpine suisse, autrichienne et d’Allemagne du Sud. Particulièrement riche, la peinture à l’huile figure, sur un fond vert profond, deux cartouches symétriques rococo en imitation de marbre gris-bleu sur le panneau frontal du corps inférieur et deux autres cartouches de même type sur les panneaux latéraux du corps supérieur (ill.). La corniche, brisée en son centre par un surhaussement de style baroque, reprend cette imitation de marbre gris-bleu, entre deux filets dorés. Elle fixe la hauteur du capot visible protégeant l’intérieur de l’orgue. Les volets fermés par une liste avec le même décor arborent deux cartouches de rocaille irréguliers tendus de résilles, en gris-bleu également, enlaçant, à leur pied, deux sarments de houblon (ill.).
Les volets ouverts offrent deux remarquables scènes musicales rococo formant un concert spirituel. À gauche, le Roi David chante le psaume 101.3 dans la version de la Bible de Zurich: «Lobe den Herren meine Seele / Und alles was in mir ist /Seinen heilligen Namen / Lobe» (ill.). Debout, un pied campé sur la marche d’un petit autel sur lequel repose une partition, il s’accompagne de sa harpe, appuyée sur son genou. Ornée d’un grand rideau bleu-roi, la chapelle est ouverte sur la place-parvis carrelée. David est habillé à l’Antique tel un général romain, vêtu d’une cuirasse ocre sur chemise blanche, d’une tunique verte, d’un généreux manteau rouge (le paludamentum) et de guêtres bleues. Il porte sa couronne de Roi, traitée en dorure. En revanche, au lieu de sandales romaines, il est chaussé d’escarpins noirs à boucles métalliques, à la mode du 18e siècle. Un escalier à l’arrière-plan conduit du parvis vers un jardin surélevé et, par-delà, symboliquement, vers le ciel en direction duquel David a les yeux tournés. Un phylactère couronne la scène avec le psaume 65.2 dans la version de la Bible de Luther: «Gott man Lobet dich ihn der stille zu Zion», calligraphié en belle écriture gothique allemande (Fraktur). Aux pieds de David, dans un grand phylactère paré de la même écriture, on lit: «Es thuts Doch nicht Die Stimm, die andacht muß / Sich schwingen, daß Saitten-Spihl mags Nicht, / Das Hertz zu Gott Muß Dringen». Les vers reprennent une strophe de Johann Caspar Bachofen dans son Musicalisches Hallelujah (1727), célèbre recueil de chants pieux, maintes fois réédité à Zurich et présent sur tous les lutrins d’orgues de maison en Suisse au 18e siècle. Bachofen lui-même l’a repris du recueil Der Singende Christ (1723) de Johann Rudolf Ziegler. Ils font écho à la scène peinte.
Sur le volet de droite la scène représente deux angelots musiciens: un joueur de flûte traversière et un violoniste. Parés de drapés et assis sur des banquettes en forme de rocailles reposant sur les carreaux du parvis, ils accompagnent David dans son chant. À l’arrière, le parvis est fermé par un muret architecturé portant un vase fleuri. Il est surplombé de rocailles et de guirlandes de fleurs colorées et virevoltantes, d’où surgit, en haut à gauche, un troisième angelot qui, dans un geste gracieux, déroule un phylactère sur lequel est calligraphié: «Alles waß athem Hat Lobe den herren, Halleluya». Ce verset provient du psaume 150.6, dans la Bible de Zurich, et évoque ici littéralement le souffle de l’orgue. Le jardin que l’on devine s’étendre derrière le parvis grâce à l’alignement perspectif, sur la droite, de trois cyprès taillés en topiaires, renvoie au thème biblique du paradis. Sous les anges, un quatrième phylactère calligraphié résonne: «Wan die Orgel lieblich Klinget Sol daß Hertze frölich singen / Und Gedencken an die Freudt, die uns ihm Himmel ist bereit. / Dem grossen Gott allein sol alle Ehre seyn.» La source des deux premiers versets est particulièrement intéressante. Ils proviennent, dans une versification légèrement modifiée, d’un traité musical du célèbre théoricien et organiste allemand Andreas Werckmeister (*1645 – †1706), publié vers 1700: Die nothwendigsten Anmerckungen und Regeln wie der bassus continuus oder General-Bass wol könne tractiret werden […] (ill). Quant au verset final, équivalant allemand du Soli Deo Gloria, il ponctue chacun des six influents traités de théologie protestante Vom wahren Christenthum de Johannes Arndt, publiés à partir de 1605 et maintes fois réédités au cours des 17e et 18e siècles, notamment à Zurich en 1746.
De nos jours, Andreas Werckmeister est surtout connu pour ses écrits sur les questions d’accord des instruments à clavier (Musicalische Temperatur, 1691) et sur la facture d’orgues (Orgel-Probe, 1681/1698). Il est en effet à l’origine de nouveaux systèmes d’accord ou tempéraments permettant l’utilisation des vingt-quatre tonalités majeures et mineures, telles que nous les connaissons et pratiquons depuis le Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach (*1685 – †1750). Plus inattendu, en revanche, est le traité de Werckmeister sur la basse continue, d’où sont extraits les vers en question. Jusqu’ici, la seule source connue, proche de cet auteur, en lien avec la facture d’orgues en Suisse, était un traité de Johann Philipp Bendeler (*1654 – †1709), intitulé Organopoeia (c. 1690), que le facteur d’orgues Johannes Martin Walpen (*1723 – †1782), établi à Reckingen VS, a fait recopier en 1752 par le maître d’école Franz Joseph Pilger, tout en se faisant passer pour l’auteur. Dans son ouvrage, Bendeler renvoie à la Orgel-Probe de Werckmeister, son très cher ami («von meinem sehr werthen Freunde»), pour les questions précisément de tempéraments. L’orgue de 1761 témoigne désormais lui aussi de la présence des écrits de Werckmeister parmi les facteurs d’orgues et les organistes en Suisse à cette époque.
Quant à l’auteur des peintures de l’instrument, il reste inconnu, mais leur qualité évoque la main d’un peintre ornemaniste confirmé, grand coloriste, ayant probablement bénéficié d’une formation académique. Nous avons repéré la source des images: l’artiste s’est servi de gravures de Franz Xaver Habermann (*1721 – †1796), imprimées par Johannes Georg Hertel vers 1755 à Augsbourg. Il s’agit notamment d’une gravure intitulée Daß Gehöhr / Auditus, montrant deux putti musiciens quasiment identiques à nos angelots, l’un jouant de la flûte et l’autre chantant, devant un petit orgue, le tout surmonté d’une rocaille généreuse (ill.). L’angelot au phylactère, quant à lui, est repris d’une autre gravure de la même série des Cinq sens représentant le goût (ill.). La source pour le Roi David a été plus difficile à repérer, mais il semble bien que la gravure Der Frühling / Le Printems de la série des Quatre Saisons de Johann Adam Stockmann (*c. 1700 – †1783), également imprimée chez Hertel à Augsbourg vers 1755, ait fourni le modèle. En effet, le putto jardinier tenant le vase au lys est dans une posture identique à celle du prophète. Nous l’illustrons ici dans une version aquarellée (ill.).
En façade, les tuyaux, dont les bouches sont alignées, sont distribués en trois plates-faces de 10-5-10, les plus grands au centre et dans une configuration ascendante vers l’extérieur, dans les champs latéraux. Les vides au-dessus des tuyaux sont fermés à l’aide de décors sculptés à claire-voie et dorés, figurant des rocailles et résilles particulièrement raffinées. L’étendue du clavier est de 4 octaves, avec octave courte (45 touches), de C/E-c’’’. Les marches sont plaquées en buis, les feintes sont en bois noirci. Les leviers des six registres sont en laiton, respectivement trois de part et d’autre du clavier qui peut être fermé par un couvercle à glissière. Les registres sont, à gauche: Coppel 8′, Principal 4′ (en façade), Flöte 4′; à droite: Octav 2′, Quint 1′ 1/3, Mixtur 1′. Cette disposition sonore est identique à celle des grands instruments parmi les premiers que Wendelin Looser, dans les mêmes années, a construits dans son atelier à Ebnat-Kappel, au Toggenbourg. C’est aussi celle de nombreux petits instruments d’église ou positifs que l’on trouve dans toute la Suisse orientale au 18e siècle. L’orgue dispose d’une mécanique dite foulante (Stechermechanik), comme la plupart des orgues de maison à cette époque. Les pilotes (Stecher), situés de fait sous le clavier, relient chacune des touches de ce dernier aux soupapes correspondantes contenues dans la laie (Windkasten), avec seulement deux abrégés pour les deux premières feintes (D et E). Les pilotes ont la particularité d’être disposés sur deux rangées respectant l’ordre des marches et des feintes du clavier, rendant ainsi le confort du toucher des feintes égal à celui des marches. Il s’agit là d’une caractéristique de facture, constante dans les instruments des Tobler, que l’on ne retrouve en Suisse que dans les instruments de l’Emmental. Enfin, l’orgue est accordé avec un tempérament Werckmeister 3. Ce choix est justifié par la présence originale de vers de ce théoricien de la musique sous les anges musiciens et par l’analyse de la tuyauterie, qui exclut un tempérament mésotonique d’origine, nonobstant l’octave courte.
D’où provient l’instrument? Dans un article fondamental intitulé «Hausorgelbau im Toggenburg» et paru en 1937 dans Anzeiger für schweizerische Altertumskunde : Neue Folge (vol. 39, cahier 3, pp. 249-250), Otmar Widmer recense, dans une chronologie approximative, 14 orgues de maison d’Appenzell Rhodes extérieures. Placé en tête de liste, notre orgue occupe une position inaugurale de cette tradition. D’après cet article, le premier propriétaire connu de l’instrument est Conrad Lutz-Buff (*1.1.1787 – †16.20.1863), à Wald, producteur textile (Fergger ou Fabrikant) originaire de Rehetobel. Marié le 11 mars 1811 avec Elisabeth Buff à Wald, il s’installe en 1821 au centre du village dans une maison qu’il se fait construire, sise Dorf 42. L’orgue a-t-il été acquis à cette occasion? L’instrument va s’y trouver alors pendant plus d’une centaine d’années. On aperçoit cette belle maison à l’extrême bord droit d’une aquarelle de Johann Ulrich Fitzi (*1798 – †1855) réalisée en 1822 (ill.). Johannes Conrad Lutz-Schläpfer (*14.1.1819 – †1892) reprendra l’orgue de son père. Il est organiste des paroisses de Wald et de Rehetobel dès 1845, succédant à Johann Conrad Tobler mentionné plus haut. Puis l’instrument devient propriété du fils de l’organiste, Alfred Lutz-Walser (*5.9.1859 – †24.10.1938), producteur textile, syndic de Wald, président de la paroisse et juge cantonal, chez qui Otmar Widmer a sans doute encore pu voir l’orgue en 1937. D’après une étiquette collée dans la laie par August Forster à St-Gall, l’orgue est remis en état en 1948. Doté d’une soufflerie motorisée, placée à l’extérieur de l’instrument, l’orgue est acquis par Paul Schumacher, architecte à Erlenbach ZH, puis revient à sa fille Regula Wüthrich à Wollerau SZ, qui nous l’a cédé en 2023. De 2023 à 2024, l’instrument est soigneusement restauré par Andreas Zwingli (Orgelbau Späth) à Rüti ZH et son décor peint, par Fontana & Fontana à Rapperswil-Jona SG.
Osons une hypothèse! Nous avons déjà souligné l’originalité de la présence, sur le volet droit, de vers tirés d’un traité musical sur la basse continue d’Andreas Werckmeister, par contraste avec les inscriptions qu’on trouve habituellement sur les orgues et qui tirent leur origine de textes purement religieux. Une telle citation révèle un commanditaire curieux de théorie et de pratique musicale, comme on pouvait l’être, à Rehetobel, dans la famille du «Kalendermacher», dont la bibliothèque contenait vraisemblablement des ouvrages de Werckmeister, auxquels notre Johannes Tobler a eu accès dans sa jeunesse. La référence à cet auteur constituerait même un indice en faveur de l’hypothèse selon laquelle il s’agit de l’instrument personnel du facteur, soit son opus 1, son chef-d’œuvre particulier, un instrument qu’il a peut-être aussi destiné à l’école, dont il avait la charge dès 1750. Un détail de facture est en effet intéressant à relever ici: pour rendre étanches à la pression du vent certaines pièces en bois, notamment des tuyaux, le facteur a employé de vieux papiers couverts d’exercices scolaires de calligraphie. Or on a trouvé de tels papiers dans d’autres orgues que nous lui attribuons également. Tout porte donc à croire que facteur d’orgues et maître d’école ne sont qu’une seule et même personne. À titre de secrétaire de la commune paroissiale, celui-ci était en outre chargé de la rédaction et copie des documents officiels. Maîtrisant la belle écriture, il a peut-être lui-même réalisé les inscriptions soigneusement calligraphiées sur les volets. S’agissant à l’origine de l’instrument personnel de l’organiste de Rehetobel, la provenance jusqu’à celle révélée par l’article de Widmer serait la suivante: Johannes Tobler (Rehetobel, Unterer Michlenberg), Leonhard Tobler (Rehetobel, Unterer Michlenberg puis Hüseren), Johann Conrad Tobler (Rehetobel, Hüseren, puis Wald, Birli), Johann Conrad Lutz (Wald, Dorf), se succédant tous comme organistes de paroisse à Rehetobel et Wald. (PM/AdA)