Date à définir
Johannes Tobler (*18.12.1720 Rehetobel – †16.11.1783 Rehetobel) est un facteur d’orgues oublié aujourd’hui, qui semble pourtant avoir été l’initiateur d’une tradition de facture d’orgues de maison (Hausorgeln), propre au canton protestant réformé d’Appenzell Rhodes extérieures. Contemporain de Wendelin Looser (*1720 – †1790), à l’origine quant à lui d’une tradition de facture d’orgues de maison dans le Toggenbourg voisin, il était également organiste, maître d’école ainsi que conseiller et secrétaire de la commune paroissiale de Rehetobel (Kirchhörischreiber ou Copeyschreiber). Il était le petit-neveu de son éminent homonyme Johannes Tobler (*1696 Rehetobel – †1765 New Windsor, Caroline du Sud), mathématicien et astronome autodidacte passionné d’orgue, homme politique (Landeshauptmann, 1731-1733), concepteur de machines, producteur textile (Fergger ou Fabricant) et fermier, mais aussi publiciste, fondateur et éditeur dès 1722 du fameux Appenzeller Kalender, un almanach publié sans interruption jusqu’à ce jour. Toutes les livraisons jusqu’en 1736, année où, persécuté politiquement, il émigre vers l’Amérique, représentent le «Kalendermacher» en page de titre, assis à sa table de travail en face d’un petit orgue (ill.).
Fils de Hans Tobler (*19.8.1694 – †8.9.1741) et d’Anna Kast (*16.6.1700 – †8.7.1754), Johannes Tobler épouse Barbara Lancker (*26.8.1723 – †2.3.1766) à Rehetobel le 29 octobre 1745. Naîtront alors Anna (*30.7.1746 – †5.4.1747), un enfant mort avant baptême (*†13.12.1747), Johannes (*4.12.1748 – †12.3.1749), Johannes (*28.8.1751 – †11.9.1772 Givet, Hainaut [sic]), Anna (*11.8.1753 – †13.2.1790), Leonhard (*20.8.1755 – †20.2.1808 Mitau, Courlande), Ulrich (*21.11.1757 – †4.7.1822), Conrad (*4.6.1760 – †1.1.1762), Cathrin (*10.11.1762 – †?) et Magdalena (*22.2.1766 – †10.5.1813). Après la mort de sa femme suite à la naissance de la dernière fille, Johannes Tobler épouse Magdalena Äugster (*16.11.1723 – †15.3.1782) le 30 janvier 1767. Un fils illégitime, Johannes (*26.11.1773 – †22.9.1787), naît d’une liaison avec Anna Kast (*19.8.1750 – †31.3.1779). Ses charges d’organiste de paroisse, exercées dès 1745, de maître d’école, dès 1750, de conseiller de la commune paroissiale, dès 1757, et enfin de secrétaire, dès 1759, lui sont immédiatement retirées. Le 1er mai 1774, le divorce d’avec Magdalena Äugster est prononcé. Il meurt le 16 novembre 1783 à Rehetobel, dans sa maison à Unterer Michlenberg. Son fils Leonhard, également facteur d’orgues et aubergiste, lui succède comme organiste en 1773 à Rehetobel. Ce dernier devient aussi, en 1782, organiste à Wald, le village voisin. À sa mort en 1808, la relève comme organiste est assurée dans la famille par un petit-cousin, Johannes Conrad Tobler (*23.12.1781 – †20.2.1861), en charge à Rehetobel et à Wald de 1808 à 1845.
On ignore où et comment Johannes Tobler s’est formé comme facteur d’orgues. On suppose qu’il a œuvré plus ou moins en autodidacte, compte tenu de certains détails de facture dans ses instruments, et qu’il a lui-même formé son fils Leonhard, dont l’activité de facteur d’orgues est avérée. Tous deux semblent avoir eu une production limitée. Seule une douzaine d’instruments sont parvenus en effet jusqu’à nous, tous non signés, pour la période qui s’étend de 1761 à 1808. Les plus anciens sont encore construits avec un clavier de 45 touches, d’une étendue de quatre octaves de C/E-c’’’, avec l’octave courte dans la basse. Les autres ont un clavier de 49 touches d’une étendue de quatre octaves de C à c’’’, avec l’octave chromatique complète. Sur cette base, de même que pour des raisons chronologiques et stylistiques, nous pouvons attribuer cinq orgues à Johannes Tobler et sept à son fils Leonhard. Dans une logique de production manufacturière inspirée du modèle de l’industrie textile florissante dans la région, ces facteurs d’orgues ont peut-être sous-traité la réalisation de certaines pièces dans leurs instruments à des corps de métier spécialisés (menuisier, fondeur, tuyautier, ferronnier, peintre, sculpteur ornemaniste, etc.), avant les ajustements et le montage final dans leur propre atelier. En comparaison, Wendelin Looser et son fils Joseph, au Toggenbourg, ont construit dans leurs ateliers, entre 1754 et 1817, plus de 80 instruments.
Quoi qu’il en soit, ces situations différentes rendent compte de la détermination des artisans à se réapproprier, sous l’impulsion conjuguée des courants du piétisme et des Lumières, une tradition de facture interrompue au 16e siècle par la Réforme dans les régions protestantes de Suisse (Orgelverbot). La présence dès 1719 à Rehetobel du premier orgue réintroduit dans une église après la Réforme en Appenzell Rhodes extérieures – le deuxième est celui de Wald en 1782 – a certainement joué un rôle important dans l’émergence de cette activité de facture. Aujourd’hui disparu, il s’agissait d’un orgue commandé à Matthäus Abbrederis (*1652 – †1725), fameux facteur d’orgues établi à Rankweil dans le Vorarlberg autrichien voisin. Il a marqué le paysage organistique de la Suisse orientale à la fin du 17e et au début du 18e siècle, en y construisant un bon nombre d’instruments d’église. L’impulsion de la commande pour l’orgue de Rehetobel revient sans doute au savant autodidacte et passionné d’orgue Johannes Tobler évoqué ci-dessus, ainsi qu’au pasteur Johannes Meyer (*c. 1691 – †1725) et peut-être surtout à son épouse Anna Barbara Zeller (*1683 –†?). Elle-même issue d’une famille de pasteurs éclairés amateurs d’orgue, son frère Anton (*1689 – †1754) est à l’origine de la première réintroduction d’un orgue dans une église réformée au Toggenbourg, à Krummenau, vers 1715-1720. Il s’agissait d’un orgue de maison, construit à Rheineck par Johann Jacob Messmer (*1648 – †1707), ayant appartenu à leur oncle Peter Zeller (*1655 – †1718), antistès de Zurich (Président de l’Église évangélique réformée). Anna Barbara Zeller sera la première organiste de la paroisse de Rehetobel.
Notre orgue porte la date de 1761, peinte sous la corniche. Occupant le corps inférieur, la soufflerie est constituée de deux soufflets parallèles servant de réservoir et placés au-dessus d’un troisième fonctionnant comme une pompe. Les deux soufflets formant le réservoir semblent avoir été prévus initialement pour être actionnés par un souffleur (Calcant), tirant alternativement sur deux courroies, pour alimenter l’orgue en vent. Le facteur d’orgues a manifestement changé d’idée en cours de construction, en ajoutant un troisième soufflet sous les deux autres, pour permettre à l’organiste de produire lui-même le vent, par l’action d’une pédale placée sous ce nouveau dispositif. L’analyse dendrochronologique effectuée sur les plateaux indique l’hiver 1759-1760 comme période d’abattage de l’arbre et confirme de fait l’hypothèse d’un repentir plutôt que celle d’un réemploi de soufflets provenant d’un orgue plus ancien, comme nous avions pensé initialement. Comme cette caractéristique de facture ne se retrouve plus dans les autres instruments, l’orgue de 1761 pourrait bien être l’opus 1. Le deuxième instrument connu, construit dès lors avec le nouveau système d’un seul soufflet-réservoir, plus large, alimenté par la pompe à pédale, est conservé à la Galerie Bruno Bischofberger à Männedorf ZH. Il présente la date de 1763 en corniche, apparente sous le repeint. Le troisième serait celui du Kulturmuseum à St-Gall (c. 1765-1770), tandis qu’un quatrième, conservé dans une maison particulière (Haus Vorder Ächern, c. 1765-1775) à Amden SG, évoque plutôt la transformation d’un orgue plus ancien, d’un autre facteur. Le dernier instrument serait l’orgue qui se trouve aujourd’hui dans la chapelle Nossadunna digl Agid, à Lumbrein GR (c. 1770-1780).
Quant à Leonhard Tobler, il aurait construit les orgues suivantes: Musée national suisse, Zurich (1785, reconstruction d’un orgue plus ancien), Harmonium- & Orgel-Museum, Liestal BL (c. 1790), Schlosskapelle Oetlishausen, Hohentannen TG (c. 1790), Museum Heiden AR (c. 1795-1800), collection particulière, Ebnat-Kappel (c. 1800-1805), National Museum of American History, Washington D.C. (1803). Le seul orgue d’église qu’on lui connaisse, un grand instrument de 20 registres construit en 1804 pour Neukirch-Egnach TG, dut être remplacé en 1807 déjà par un nouvel instrument de Johann Baptist Lang (*1747 – †1816), facteur d’orgues établi à Überlingen. Marié le 14 octobre 1785 avec Elisabeth Spiess (*15.3.1752 – †19.8.1804), veuve de Hans Jacob Rechsteiner (*? – †1785), dont elle a eu deux filles, Anna Barbara (*1774 – †?) et Elsbeth (*1777 – †?), le couple n’aura qu’un seul enfant, mort avant baptême (*†15.12.1786). La maison qu’ils habitent, sise à Hof, au centre de Rehetobel, provient de son épouse. Il possède également près du centre, à Hüseren, une autre maison, le Hirzen (Hirschen), qui abrite, outre l’atelier, une auberge. De fait, Leonhard Tobler est désigné dans les sources comme le «Hirzenwirt» à Hüseren. Cette maison est détruite par l’incendie qui ravage le cœur du village le 9 avril 1796, puis reconstruite. La déclaration de sinistre fait état, parmi les biens les plus précieux après la maison elle-même, estimée à 3000 florins, de deux «grandes orgues [de maison]» et d’un orgue de table, estimées à 500 florins («Zweÿ große Orgelen und etwas Schaden am Tischörgelin»). Elle dresse aussi un inventaire détaillé des outils du facteur d’orgues et mentionne divers instruments de musique («Bass-hautbois, 2 Clavicordi und 1 Harpfen»). Il s’agit du seul document d’archives révélant l’existence d’un atelier de facture d’orgues en Appenzell Rhodes extérieures pour tout le 18e siècle. L’affaire de l’orgue de l’église de Neukirch-Egnach, sur fond de pénurie sévère en Suisse provoquée par les guerres napoléoniennes, est peut-être à l’origine du départ de Leonhard Tobler, alors veuf et sans enfants, pour la Courlande (région de l’actuelle Lettonie), où il meurt le 20 février 1808 à Mitau (Jeglava).
Construit dans le style des Tobler et richement décoré, un dernier orgue de maison appenzellois daté de 1811 est conservé au Musée national suisse. On ignore toutefois qui l’a construit. Après la mort de Leonhard Tobler en 1808, seul Johannes Conrad Lendenmann (*9.6.1799 Grub AR – †?) semble avoir encore exercé une activité de facteur d’orgues en Appenzell Rhodes extérieures. Mais pour des raisons évidentes, il ne peut être l’auteur de l’orgue de 1811. Lendenmann a accompli son voyage de formation (Wanderschaft) en 1827 à Heidelberg, puis semble avoir été quelque temps actif à Heiden AR, où il réside après son mariage le 2 août 1831 à Altstätten SG avec Ursula Bänzinger (*17.3.1803 Heiden – †?), dont il aura deux enfants, Johannes (*3.5.1732 – †?) et Conrad (*20.7.1833 – †2.8.1833). Il obtient des passeports pour se rendre en Allemagne pour «affaires» avec les mentions «facteur d’orgues» en 1829 et «mécanicien» en 1836. Puis, sa trace se perd. Aucun instrument de lui n’est connu. Mais alors, qui est l’auteur de l’orgue de 1811? Serait-ce à nouveau un membre de la famille Tobler, le petit-cousin Johannes Conrad Tobler déjà mentionné, organiste et résidant à Hüseren jusqu’en 1813, avant de s’installer à Wald?
L’orgue de 1761 mesure 197 x 171 x 103 cm. Il se présente sous la forme d’un buffet deux-corps fait en sapin et décoré selon la tradition alpine suisse, autrichienne et d’Allemagne du Sud. Particulièrement belle, la peinture à l’huile figure, sur un fond vert profond, deux cartouches symétriques rococo en imitation de marbre gris-bleu sur le panneau frontal du corps inférieur et deux autres cartouches de même type sur les panneaux latéraux du corps supérieur (ill.). La corniche, brisée en son centre par un surhaussement de style baroque, reprend cette imitation de marbre gris-bleu, entre deux filets dorés. Elle fixe la hauteur du capot visible protégeant l’intérieur de l’orgue. Les volets, fermés par une liste avec le même décor, arborent deux cartouches de rocaille irréguliers tendus de résilles, en gris-bleu également, enlaçant, à leur pied, deux sarments de houblon (ill.). Le décoration extérieure, en semi-grisaille, accentue l’effet de surprise des couleurs révélées, une fois l’orgue ouvert, à la manière de certains retables à volets.
L’intérieur des volets, aux couleurs éclatantes, offre deux remarquables scènes musicales rococo formant un concert spirituel. À gauche, le Roi David chante le psaume 103, verset 1 dans la version de la Bible de Zurich: «Lobe den Herren meine Seele / Und alles was in mir ist / Seinen heilligen Namen / Lobe» (ill.). Debout, un pied campé sur la marche devant un prie-Dieu sur lequel repose la partition, il s’accompagne de sa harpe, appuyée sur son genou. La partition évoque les pages de Die Psalmen Davids de Johann Caspar Bachofen (*1695 – †1755), publié en 1734 à Zurich. Ornée d’un grand rideau bleu-roi porté par une colonne, la chapelle est ouverte sur la place-parvis carrelée. David est habillé à l’Antique tel un général romain, vêtu d’une cuirasse ocre sur chemise blanche, d’une tunique verte, d’un ample manteau rouge (le paludamentum) et de guêtres bleues. Il porte sa couronne de Roi, traitée en dorure. En revanche, au lieu de sandales romaines, il est chaussé d’escarpins noirs à boucles métalliques, à la mode du 18e siècle. Un escalier à l’arrière-plan conduit du parvis vers un jardin surélevé et, par-delà, symboliquement, vers le ciel en direction duquel David a les yeux tournés. Un phylactère couronne la scène avec le psaume 65, verset 2 dans la version de la Bible de Luther: «Gott man Lobet dich ihn der stille zu Zion», calligraphié en belle écriture gothique allemande (Fraktur). Aux pieds de David, un grand phylactère paré de la même écriture, annonce: «Es thuts Doch nicht Die Stimm, die andacht muß / Sich schwingen, daß Saitten-Spihl mags Nicht, / Das Hertz zu Gott Muß Dringen». Ces vers reprennent une admonition en latin attribuée à saint Augustin: «Non vox, sed votum, non musica chordula, sed cor», que Johann Caspar Bachofen publie dans la préface de son Musicalisches Hallelujah (1727), célèbre recueil de chants pieux, maintes fois réédité à Zurich et présent sur tous les lutrins d’orgues de maison en Suisse au 18e siècle. La strophe fait écho à la scène peinte.
Sur le volet de droite, la scène représente deux angelots musiciens: un joueur de flûte traversière et un violoniste. Parés de drapés et assis sur des banquettes en forme de rocailles reposant sur les carreaux du parvis, ils accompagnent David dans son chant. À l’arrière, le parvis est fermé par un soubassement architecturé portant un vase fleuri. Il est chevauché de rocailles exubérantes et de guirlandes de fleurs colorées et virevoltantes, d’où surgit, en haut à gauche, un troisième angelot qui, dans un geste gracieux, déroule un phylactère sur lequel est calligraphié: «Alles waß athem Hat Lobe den herren, Halleluya». Il s’agit du dernier verset du Livre des psaumes (psaume 150, verset 6), dans la Bible de Zurich. Il évoque ici littéralement le souffle de l’orgue. Le jardin que l’on devine s’étendre derrière la clôture grâce à l’alignement perspectif, sur la droite, de trois cyprès taillés en topiaires, renvoie au thème biblique du paradis. Sous les anges, un quatrième phylactère calligraphié résonne: «Wan die Orgel lieblich Klinget Sol daß Hertze frölich singen / Und Gedencken an die Freudt, die uns ihm Himmel ist bereit. / Dem grossen Gott allein sol alle Ehre seyn.» La source des deux premiers vers est particulièrement intéressante. Ils proviennent, dans une versification légèrement modifiée, d’un traité musical du célèbre théoricien et musicien allemand, organiste de l’église St-Martin à Halberstadt, Andreas Werckmeister (*1645 – †1706), publié vers 1700: Die nothwendigsten Anmerckungen und Regeln wie der bassus continuus oder General-Bass wol könne tractiret werden […] (ill). Quant au vers final, équivalent allemand du Soli Deo Gloria, il ponctue chacun des six influents traités de théologie protestante Vom wahren Christenthum de Johannes Arndt, publiés à partir de 1605 et maintes fois réédités au cours des 17e et 18e siècles, notamment à Zurich en 1746.
De nos jours, Andreas Werckmeister est surtout connu pour ses écrits sur les questions d’accord des instruments à clavier (Musicalische Temperatur, 1691) et sur la facture d’orgues (Orgel-Probe, 1681/1698). Il est en effet à l’origine de nouveaux systèmes d’accord ou tempéraments permettant l’utilisation des vingt-quatre tonalités majeures et mineures, telles que nous les connaissons et pratiquons depuis le Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach (*1685 – †1750). Plus inattendu, en revanche, est le traité de Werckmeister sur la basse continue, d’où sont extraits les vers en question. Jusqu’ici, la seule source connue, proche de cet auteur, en lien avec un facteur d’orgues en Suisse au 18e siècle, était une copie manuscrite que Johannes Martin Walpen (*1723 – †1782), facteur d’orgues établi à Reckingen VS, a fait faire en 1752 du traité de Johann Philipp Bendeler (*1654 – †1709), intitulé Organopoeia (c. 1690) et dans lequel l’auteur renvoie à la Orgel-Probe de Werckmeister, son très cher ami («von meinem sehr werthen Freunde»), pour les questions précisément de tempéraments. L’orgue de 1761 témoigne désormais lui aussi de la connaissance des écrits de Werckmeister par les facteurs d’orgues et les organistes en Suisse à cette époque.
Quant à l’auteur des peintures de l’instrument, il reste inconnu, mais leur qualité suggère un peintre ornemaniste confirmé, grand coloriste, ayant peut-être bénéficié d’une formation académique. Nous avons repéré la source des images: l’artiste s’est servi de gravures de Franz Xaver Habermann (*1721 – †1796), imprimées par Johannes Georg Hertel vers 1755 à Augsbourg. Il s’agit notamment d’une gravure intitulée Daß Gehöhr / Auditus, montrant deux putti musiciens quasiment identiques à nos angelots, l’un jouant de la flûte et l’autre chantant, devant un petit orgue, le tout surmonté d’une rocaille généreuse (ill.). L’angelot au phylactère, quant à lui, est repris d’une autre gravure de la même série des Cinq sens représentant le goût (ill.). En ce qui concerne le soubassement formant clôture et soutenant la rocaille, il est inspiré par une série de gravures du même auteur intitulée Motifs rocaille et soubassements (ill.). La source pour le Roi David a été plus difficile à repérer, mais il semble bien que la gravure Der Frühling / Le Printems de la série des Quatre Saisons de Johann Adam Stockmann (*c. 1700 – †1783), également imprimée chez Hertel à Augsbourg vers 1750, ait fourni le modèle. En effet, le putto jardinier tenant le vase au lys est dans une posture identique à celle du prophète. Nous l’illustrons ici dans une version aquarellée (ill.).
En façade, les tuyaux, dont les bouches sont alignées, sont distribués en trois plates-faces de 10-5-10, les plus grands au centre et les autres dans une configuration ascendante vers l’extérieur, dans les champs latéraux. Les vides au-dessus des tuyaux sont fermés à l’aide de décors sculptés à claire-voie et dorés, figurant des rocailles et résilles particulièrement raffinées. L’étendue du clavier est de 4 octaves de C/E-c’’’, avec octave courte (45 touches). Les marches sont plaquées en buis, les feintes sont en bois noirci. Les leviers des six registres sont en laiton, respectivement trois de part et d’autre du clavier qui peut être fermé par un couvercle à glissière. Les registres sont, à gauche: Coppel 8′, Principal 4′ (en façade), Flöte 4′; à droite: Octav 2′, Quint 1′ 1/3, Mixtur 1′. Cette disposition sonore est identique à celle des grands instruments parmi les premiers que Wendelin Looser, dans les mêmes années, a réalisés dans son atelier à Ebnat-Kappel. C’est aussi celle de nombreux petits instruments d’église ou positifs que l’on trouve dans toute la Suisse orientale au 18e siècle. L’orgue dispose d’une mécanique dite foulante (Stechermechanik), comme la plupart des orgues de maison à cette époque. Les pilotes (Stecher), situés de fait sous le clavier, relient chacune des touches de ce dernier aux soupapes correspondantes contenues dans la laie (Windkasten), avec seulement deux abrégés pour les deux premières feintes (D et E). Les pilotes ont la particularité d’être disposés sur deux rangées respectant l’ordre des marches et des feintes du clavier. Il s’agit là d’une caractéristique de facture constante dans les instruments des Tobler, que l’on ne retrouve en Suisse que dans les instruments de l’Emmental. Enfin, l’orgue est accordé avec un tempérament Werckmeister. Ce choix est justifié par la présence originale sur l’orgue de vers de ce théoricien de la musique ainsi que par l’analyse de la tuyauterie, qui exclut un tempérament mésotonique d’origine, nonobstant l’octave courte.
D’où provient l’instrument? Dans un article fondamental intitulé «Hausorgelbau im Toggenburg» paru en 1937 dans Anzeiger für schweizerische Altertumskunde: Neue Folge (vol. 39, cahier 3, pp. 249-250), Otmar Widmer recense, dans une chronologie approximative, 14 orgues de maison anonymes d’Appenzell Rhodes extérieures. Placé en tête de liste, notre orgue occupe une position inaugurale de cette tradition. D’après cet article, le premier propriétaire connu de l’instrument est Conrad Lutz-Buff (*1.1.1787 – †16.10.1863), à Wald, producteur textile (Fergger ou Fabricant) originaire de Rehetobel. Marié le 11 mars 1811 avec Elisabeth Buff (*1.6.1789 – †28.1.1849) à Wald, il s’installe en 1821 au centre du village dans une maison qu’il se fait construire, sise Dorf 42. L’orgue a-t-il été acquis à cette occasion? L’instrument va s’y trouver alors pendant plus d’une centaine d’années. On aperçoit cette belle maison tout à droite d’une aquarelle de Johann Ulrich Fitzi (*1798 – †1855), réalisée en 1822 (ill.). Johannes Conrad Lutz-Schläpfer (*14.1.1819 – †1892) reprendra l’orgue de son père. Il est organiste des paroisses de Wald et de Rehetobel dès 1845, succédant à Johannes Conrad Tobler évoqué plus haut. Puis l’instrument devient propriété du fils de l’organiste, Alfred Lutz-Walser (*5.9.1859 – †24.10.1938), producteur textile, syndic de Wald, président de la paroisse et juge cantonal, chez qui Otmar Widmer a sans doute encore pu voir l’orgue en 1937. D’après une étiquette collée dans la laie par August Forster à St-Gall, l’orgue est remis en état en 1948 et doté d’une soufflerie motorisée, placée à l’extérieur de l’instrument. Il est alors acquis par Paul Schumacher, architecte à Erlenbach ZH, puis revient à sa fille Regula Wüthrich à Wollerau SZ, qui nous l’a cédé en 2023. En 2024, l’instrument est soigneusement restauré par Andreas Zwingli (Orgelbau Späth) à Rüti ZH et son décor peint, par Fontana & Fontana à Rapperswil-Jona SG.
Osons une hypothèse! Nous avons déjà souligné l’originalité de la présence, sur le volet droit, de vers tirés d’un traité musical sur la basse continue d’Andreas Werckmeister, par rapport aux autres inscriptions et celles qu’on trouve habituellement sur les orgues, qui proviennent de textes d’autorité ecclésiale. Une telle citation révèle un commanditaire curieux de théorie et de pratique musicale, comme on pouvait l’être, à Rehetobel, dans la famille du «Kalendermacher», dont la bibliothèque contenait vraisemblablement des ouvrages de Werckmeister, auxquels notre Johannes Tobler a pu avoir accès dans sa jeunesse. La référence à cet auteur constitue même un indice en faveur de l’hypothèse selon laquelle il s’agit de l’instrument personnel du facteur et organiste, soit son opus 1, son chef-d’œuvre particulier, un instrument destiné peut-être en plus à l’enseignement du chant des psaumes dans l’une des trois écoles de Rehetobel dont il avait la charge. Un détail de facture est en effet intéressant à relever ici: pour rendre étanches à la pression du vent certaines pièces en bois, notamment des tuyaux, le facteur a employé de vieux papiers couverts d’exercices scolaires de calligraphie. Or on a trouvé de tels papiers dans d’autres orgues que nous lui attribuons également. Ils accréditent l’idée que le facteur d’orgues et le maître d’école sont la même personne. S’il s’agit à l’origine de l’instrument personnel de l’organiste de Rehetobel, la provenance jusqu’à celle révélée par l’article de Widmer pourrait être la suivante: Johannes Tobler (Rehetobel, Unterer Michlenberg), Leonhard Tobler (Rehetobel, Unterer Michlenberg puis Hof ou Hüseren), Johannes Conrad Tobler (Rehetobel, Hüseren, puis Wald, Birli).
Nous avons découvert l’orgue de 1761 en 2007 dans un catalogue de vente aux enchères de 2006 à Zurich. La provenance mentionnée indique certes la Suisse orientale, mais rapproche l’instrument des orgues de E. Looser [sic] et cite Johannes Conrad Speisegger (*1699 – †1781), célèbre facteur d’orgues établi à Schaffhouse, comme auteur probable. En l’absence jusque-là d’un nom de facteur d’orgues pour donner aux orgues d’Appenzell Rhodes extérieures une véritable identité, leur attribution ne pouvait être qu’hasardeuse, quoi que la notion de «maître(s) appenzellois» («Appenzeller Meister») existe au moins depuis l’article de Widmer de 1937. En 2010, nous avons d’ailleurs nous-mêmes repris cette attribution à Speisegger pour l’illustration de l’instrument dans un article paru à la Revue suisse d’art et d’archéologie sur un autre orgue de maison de la même époque, construit par Joseph Anton Moser (*1731 – †1792) à Fribourg. Après avoir écarté Speisegger, nous avons envisagé une éventuelle attribution à Johann Jacob Bommer (*1697 – †1775), autre facteur d’orgues réputé en Suisse orientale au 18e siècle, compte tenu de certaines similitudes dans la physionomie de ses positifs avec l’orgue de 1761, ainsi que de la commande qui lui a été faite cette même année d’un orgue important, le premier depuis la Réforme, pour la prestigieuse église paroissiale St-Laurent de St-Gall, grande ville proche de Rehetobel.
Il faudra toutefois attendre la découverte et la publication en 2013 par l’archiviste cantonal Peter Witschi à Herisau de la déclaration de sinistre de 1796 concernant les biens du «Hirzenwirt» à Rehetobel, pour qu’un nom enfin soit donné à un facteur d’orgues en Appenzell Rhodes extérieures à la fin du 18e siècle. Aussi importante soit-elle pour l’histoire de la facture d’orgues en Suisse à cette époque, cette découverte n’a pourtant pas encore donné lieu à une véritable avancée de la recherche dans ce domaine. Espérons que le présent article rédigé à l’occasion de l’inauguration de l’orgue restauré contribue, même modestement, à éclairer un pan méconnu de la culture appenzelloise, si caractéristique sur le plan musical. Encore auréolé de mystère, l’instrument frappe par sa beauté, établissant d’emblée le modèle d’orgue de maison appenzellois. Il a permis de fait l’éclosion d’une tradition sui generis, à la fois discrète et affirmée. L’orgue Johannes Tobler de 1761 reprend vie aujourd’hui à Romainmôtier, dans une maison consacrée à la musique ancienne et aux instruments d’époque, tout en gardant pour soi une partie de ses secrets.
(PM/AdA)